LA BOULANGERIE POILÂNE

Thèmes: Economie, Sciences, Société

LA BOULANGERIE POILÂNE

Jeudi 9 et vendredi 10 mars 1995

Historique

Pierre Poilâne, après avoir travaillé dans plusieurs grandes maisons, se «met à son compte» en 1932, dans le VIème arrondissement, entre Saint-Germain-des-Prés et Montparnasse, au 8, de la rue du Cherche‑Midi.

C’est une mauvaise adresse. La concurrence est rude, il y a cinq boulangeries dans un rayon de quelques centaines de mètres. La boutique, la plus petite du quartier, a mauvaise réputation.

Pierre Poilâne décide pourtant de rester là et de faire son pain à sa manière. Très vite, il devient populaire dans le quartier. Lors de la Deuxième Guerre Mondiale, alors que Paris se vide, la boutique est dans le quartier la seule qui reste ouverte, mais très vite la farine manque, puis le bois.

Après cinq années de restrictions, les Français étaient avides de pain, et plus spécialement de pain blanc, par réaction contre le pain noir, symbole des années sombres et surtout, depuis des générations, le pain blanc était le pain bourgeois, par opposition au pain noir des pauvres. Pourtant, Pierre Poilâne reste fidèle à sa fabrication traditionnelle de « pain de ménage ». Il est à peu près le seul à procéder de la sorte.

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C’est à cette époque que son fils Lionel, passionné d’aviation, découvre sa vocation de boulanger, malgré l’un de ses maîtres lui disant avec mépris  : « Si vous continuez, Poilâne, vous serez boulanger  ! ». En 1959, il fait son apprentissage près de son père. Après son service militaire, Lionel Poilâne commence à considérer la boulangerie paternelle sous un jour plus commercial.

Déjà, plusieurs magasins de produits naturels s’approvisionnent rue du Cherche-Midi. Il fallait livrer une douzaine de clients. À cette époque, début des années soixante, dans la boulangerie, deux tendances se manifestaient  :

•  la corporation se modernisait et appliquait des méthodes de panification de plus en plus rapides

•  la consommation du pain baissait doucement et régulièrement (cela continue aujourd’hui)

Mais, curieusement, alors que Poilâne avait conservé sa vieille installation et n’avait rien changé à ses méthodes, la production se maintenait, voire même se développait légèrement.

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Aujourd’hui, grâce aux nouvelles installations de Bièvres, les pains Poilâne partent pour Tokyo, Berlin, Londres, Moscou ou Riyad. Des pains toujours préparés selon la méthode traditionnelle  : farine de meule, fermentation naturelle, cuisson au four à bois sans autre intervention que la main de l’homme et en conservant exactement les mêmes méthodes traditionnelles, Poilâne livre son pain chaque jour dans le monde entier.

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La boulangerie comporte 40 fours, dont 24 sont actuellement en service, les 16 autres restant en attente. 32 boulangers assurent la production jour et nuit, en deux équipes  : 13 h 21 h et 21 h 5 h. Avec 64 fournées, la boulangerie produit 6 000 miches de 1 kg 9 par jour

Chacun des boulangers, assisté de son apprenti, est maître de son temps et gère lui-même ses fournées, ce qui nous a permis de suivre les différentes étapes de la préparation du pain en nous rendant d’une boulangerie à l’autre. Chaque boulanger fait 4 fournées par jour.

La farine est broyée à la meule de pierre. Ce procédé est à l’origine d’un produit différent, même au toucher  : soyeux, un peu gras, très fin. Fraîchement moulue, elle dégage une odeur agréable de froment et de silex un peu chauffé. Poilâne utilise 500 quintaux de farine par semaine et a une réserve permanente de 4 silos de 250 quintaux chacun.

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La première étape est le pétrissage qui est, grossièrement, l’action d’unir l’eau et la farine en un mélange homogène, c’est une opération délicate et difficile. L’expression « être dans le pétrin » est révélatrice des obstacles qui y sont associés Actuellement, le pétrin mécanique est la seule machine qui soit entrée chez Poilâne et qui permet d’obtenir 220 kg de pétrie en 10 mn.

La fermentation est un phénomène qui s’accomplit spontanément et inévitablement lorsque l’on mélange une bonne farine et de l’eau, à température favorable. Le fermentation naturelle est appelée fermentation au levain.

La pétrie dure six à sept minutes. Le pétrin une fois arrêté, vient la phase du passage en planche. Il s’agit de passer la pâte hors du pétrin pour le libérer et rendre possible la préparation du levain pour la fournée suivante.

Une cuve de bois reçoit la fournée à l’état de pâte  : le boulanger coupe des morceaux de pâte de 10 à 15 kg du pétrin vers la pâtière. Une toile de jute recouvre le dessus de la patière afin d’éviter que les courants d’air forment une pellicule sèche sur la pâte.

Le boulanger forme des pâtons à l’aide du coupe-pâte et les pèse à 2,100 kg. Nous apprécions le petit coup de main qui lui permet de prendre à la volée un pâton de 2,100 kg et non pas de 2 kg seulement. La balance ne servant qu’à confirmer.

La pétrie et
le repos de la pâte

Le pesage

Le Façonnage

Puis vient le façonnage qui consiste à faire d’un morceau de pâte, une boule. Cette opération vise à rendre la soudure la moins visible possible. Elle doit se trouver sous le pain.

Chacune de ces boules est déposée dans un berceau en osier, le paneton. Disposés en quinconce au fur et à mesure, les panetons forment une pile que l’on recouvre d’une toile

Les fours sont alimentés exclusivement au bois de hêtre et de chêne provenant des chûtes des scieries et ébénisteries. 5 tonnes sont utilisées par semaine.

La mise au four nous semble être un acte qui exige une grande adresse en raison de ce long manche flexible de pelle qui exécute des aller et retour à grande vitesse. Le boulanger nous explique que son objectif est de remplir le plus possible le four sans « baiser » (c’est le nom que l’on donne à deux pains qui s’accolent par accident en cuisant).

Après cuisson, les miches sont défournées et déposées sur les étagères pour ressuer, c’est à dire perdre l’humidité que la chaleur dégage en refroidissant et prendre doucement la température ambiante

La chauffe du four

Le défournement

Pain et symbolique –

Au cours du temps, le pain s’est chargé de significations et de symboles de toutes sortes, religieux, sexuels. Le pain joue un rôle important dans la survie de l’espèce  : avec du pain et de l’eau, l’homme peut affronter tous les dangers.

Pain et procréation sont étroitement liés par de multiples cousinages. Matière inerte, la farine issue de la terre nourricière reçoit la vie par ensemencement, et c’est le boulanger qui accomplit ce geste amoureux.

« L’homme emprunta un peu de son essence vitale pour la donner à la farine qui, candide, inerte et virginale, dans sa huche, attendait l’époux… Alors la farine, émue par la vie et fécondée par la puissance de son jeune époux, s’agita, grossit et s’enfla jusqu’à ce que de leur union naisse le pain levé. Et voilà comment notre pain a pour mère la farine de blé et pour père le moût de raisin ».(Guiseppe Talarigo)

Lorsque le boulanger n’ensemence son pain ni avec du levain, ni avec de la levure, il fait du pain azyme. Ce pain qui n’a pas reçu la « graine » est symbole de pureté et de virginité. Or, dans la Bible, chaque fois que le pain symbolise l’aliment rituel, il est confectionné sans levain et est utilisé dans toutes les consécrations à l’adresse de l’Éternel. Ce pain azyme est célébré dans les églises catholiques sous forme d’hostie blanche.

Le Christ s’est toujours identifié au pain  : « C’est moi qui suit le pain vivant descendu du ciel ». L’image du pain azyme (le corps du Christ) renforce aussi l’idée selon laquelle le Christ est le fruit d’une naissance sans accouplement. Détail intéressant aussi, Bethléem signifie « Maison du Pain » en hébreu.

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 Pain et politique –

Pendant très longtemps, le pain a été une arme politique considérable. On peut affirmer que, de la Rome antique à nos jours, les pouvoirs en place ont toujours été otages du pain et de la boulangerie.

Dans l’histoire de France, le pain joue un rôle constant et son abondance ou sa pénurie déterminent les périodes de calme ou de crise. Lors de l’assassinat d’Henri IV, la première réaction de Sully, craignant un soulèvement, est de vider toutes les boulangeries de Paris et de mettre la main sur la farine qu’il enferme à la Bastille.

Pendant la Révolution française, ce ne sont pas le roi et la famille royale que le peuple va quérir à Versailles, mais le « boulanger, la boulangère et le petit mitron »

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Mais le pain est devenu plus qu’un aliment. Il lui arrive de n’être plus qu’une notion totalement dépourvue de signification matérielle et de devenir en quelque sorte l’expression même de son contraire. Pratiquement tous les sentiments et situations psychologiques peuvent être évoqués à travers le pain  :

•  les qualités de cœur  : « bon comme du bon pain »

•  l’orgueil  : « promettre plus de beurre que de pain »

•  la violence  : « faire passer le goût du pain »

•  le courage  : « avoir du pain sur la planche »

•  la mélancolie  : « long comme un jour sans pain »

Comme sur notre table, le pain s’est installé dans notre langage et notre inconscient. Quel enfant n’a pas redouté d’être mis au pain sec et à l’eau  ? Quel homme n’a jamais pensé, au soir de sa vie, que les siens « n’avaient jamais manqué de pain »  ?

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« Inévitable que l’âne
« S’en retourne à son chardon
« Pour moi le pain de Poilâne
« Des Dieux me paraît un don

D’autres quatrains, strophes, poèmes ont été inspirés par le pain poilâne — tous d’auteurs inconnu.

Blé

« Que me croque le Crie si je trouve à Paris
« Du pain qui soit du pain, de ce bon vieux pain bis,
« Du temps des vieux moulins
« De la braise de bois, de la pâte au levain.

« Le Crie me croquera  : vous trouverez ce pain,
« Et ce pain a bon goût, O miracle éclatant
« C’est le vrai pain de France, un aliment vivant
« Que fait Maître Poilâne, le maître-artisan
« Ressuscité d’antan.

Une réclame datant du 30 juillet 1979  :

« Tu périrais de faim avec chair et poisson
« Mais ton œil s’illumine en voyant un chardon
« Et le bon picotin rend lustre à ton poil, Âne.

« Pour toi, mon estomac, tu te porteras bien
« Tu digéreras tout sans te priver de rien
« Si tu reste fidèle au bon pain de Poilâne.

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