LA MÉDECINE PRÉDICTIVE

Thèmes: Sciences, Société                                                                                                     Conférence du mardi 6 octobre 1992

LA MÉDECINE PRÉDICTIVE

 

 

Mardi 6 octobre 1992, Jacques Ruffié, professeur au Collège de France, membre de l’Académie de médecine nous a parlé de la « médecine prédictive”.

La médecine prédictive est celle qui prend en compte l’avenir propre à chacun d’entre nous. L’homme en effet vit non seulement dans le présent, mais aussi dans l’avenir.

Le présent –

L’homme « l’homo sapiens’, de même que les animaux, vit dans le présent.

L’homme et l’animal possèdent des capteurs sensoriels : ils recueillent les impressions venant du monde extérieur et les transmettent au cerveau qui les analyse. De cette analyse résulte l’action : langage, gestes, etc…

Mais en même temps le cerveau mémorise les informations de sorte que l’homme comme l’animal agit en fonction de ce qu’il a mémorisé : c’est l’acquis.

Ainsi, au fil du temps se constitue un capital de connaissances qui influe sur nos actions. Parce que de nos jours nous sommes saturés d’informations, nous ne pouvons pas tout mémoriser ; nous retenons essentiellement ce qui frappe notre esprit. L’accumulation de ces connaissances confère une « sagesse ». L’homme vieux est « celui qui sait ».

L’avenir —

L’être humain vit également dans l’avenir. Il se distingue en cela des animaux, car lui seul prévoit et imagine.

Il y a environ dix mille ans, une révolution se produisit dans l’Histoire des hommes. En effet, après avoir été uniquement des chasseurs et des cueilleurs, les hommes sont devenus éleveurs et cultivateurs. Or, pour planter, pour cultiver la terre, pour pratiquer l’élevage, il leur a fallu imaginer et prévoir. Nos lointains ancêtres faisaient ainsi de la génétique « sans le savoir ».

Quest-ce que le patrimoine génétique ?

C’est une banque d’informations entièrement contenues dans l’acide désoxyribonucléique (ADN) des chromosomes. L’ADN est le support des gènes qui dirigent et régulent la vie. depuis la fécondation jusqu’à la mort.

On sait aujourd’hui: découper l’ADN en de multiples « séquences ». Si l’on compare les séquences de l’ADN humain avec celles de animal le plus évolué, le chimpanzé, on observe que 98 % des séquences sont les mêmes pour les deux espèces. Pourtant, les 2 % qui diffèrent suffisent à faire du chimpanzé une espèce tout-à-fait distincte. Cette différence est responsable du rejet des greffes d’organe d’une espèce à l’autre. Le chimpanzé est donc proche de homme, mais il n’est pas l’homme. Et, en tant qu’animal, il n’a pas « le souci de l’avenir ».

Médecines du passé et du présent –

L’angoisse du futur, la soif de connaître l’avenir sont donc l’apanage de l’espèce humaine. Ce souci peut conduire dans l’irrationnel et l’aléatoire à consulter mages ou devins. Mais les méthodes rationnelles sont bien plus sécurisantes ; elles consistent à faire une analyse des données du présent pour prendre des mesures telles que l’avenir ne soit plus laissé entièrement au hasard.

L’avenir se prépare –

Qu’en est-il au plan de la santé ?

De l’antiquité jusqu’au 19ème siècle, la médecine a été essentiellement curative.

À l’époque pastorienne, la microbiologie se développant, un rôle primordial dans l’évolution des maladies a été attribué à l’environnement. Un germe – une maladie. Par exemple, le bacille de Koch est responsable de la tuberculose. La contagion est fonction de l’environnement : elle est réalisée par contact avec des malades, d’où la précaution prise d’isoler ces malades. Plus tard on a appris à rendre les personnes non réceptives au bacille de Koch par l’administration du B.C.G.

Dans le même but : celui de protéger, nombre de vaccins ont été développés au cours du 20ème siècle. On a ainsi mis en place une médecine préventive. Les mesures d’hygiène publique, la médecine scolaire et la médecine du travail sont également des composantes de la médecine préventive.

Mais, aujourd’hui, nous savons que les maladies résultent d’une équation plus complexe. Pour employer le langage génétique, la maladie apparaît comme un phénotype : c’est la façon dont elle s’exprime, c’est son aspect extérieur. Celui-ci est formé de deux éléments fondamentaux :

– un élément acquis + par exemple l’agression bactérienne ou virale.

– un élément inné : notre programme génétique.

Or, il existe une interaction permanente entre ces deux éléments qui fait que la maladie apparaît ou non, que le malade guérit ou meurt. En voici un exemple :

L’hémophilie qui est un défaut de la coagulation est due à l’absence de plusieurs facteurs dans le sang, dont le facteur VIII est le plus important. Il est nécessaire pour la formation de caillot. Ce facteur, comme toutes les substances fabriquées par notre organisme, résulte d’une synthèse dirigée par un gène spécifique, ayant une place bien précise dans la molécule ADN. Chez les hémophiles, la structure du gène concerné est modifiée, d’où l’incapacité à produire le facteur VIII. Mais cette anomalie ne gène en rien l’hémophile tant qu’il n’est pas blessé. Et s’il vivait dans un monde idéal de « caoutchouc mousse » cela serait sans conséquence.

Cet exemple montre bien la confrontation entre l’inné et l’acquis : l’inné, c’est le gène qui manque ou qui est défectueux, l’acquis, c’est la blessure qui fait saigner. Si l’on supprime l’acquis, rien ne se passe d’anormal car les gènes ne s’expriment que dans un environnement donné.

Autres exemples :

Les chroniques relatant les épidémies de peste au 14ème siècle indiquent que dans un même village les habitants d’une même maison ont été atteints alors que ceux de la maison voisine sont restés indemnes, et les mêmes différences ont été observées d’une rue à l’autre, d’un quartier à l’autre.

Il en est de même au cours des épidémies de grippe, entre personnes non touchées et personnes malades à des degrés de gravité très divers de la maladie, bien que nul n’échappe à la contamination par le virus grippal.

La encore, l’inné est à l’origine de ces différences. Elles sont dues à la plus ou moins grande capacité de synthèse des anticorps et d’autres systèmes de défense immunitaire qui sont tous sous la dépendance de gènes.

Ainsi, chacun de nous possède un patrimoine génétique qui lui est propre. Et, mis à part les vrais jumeaux, nous sommes tous différents les uns des autres. C’est ce qu’on appelle le polymorphisme génétique.

Une médecine pour l’avenir : la médecine prédictive :

L’inventaire du patrimoine génétique humain par une analyse exhaustive des gènes est en cours. Il ne sera probablement pas achevé avant 15 ou 20 ans. Ce gigantesque travail débouchera sur une nouvelle médecine située en amont de la médecine traditionnelle. On connaîtra les gènes responsables de telle ou telle maladie (comme le gène de l’hémophilie), mais aussi des gènes de prédisposition à diverses pathologies. Il sera donc possible d’évaluer les risques propres à chaque individu en pratiquant l’examen de son patrimoine génétique. En conséquence, on pourra prendre les mesures nécessaires pour éviter ces risques.

Cette nouvelle médecine a été appelée par les professeurs Dausset et Ruffié : médecine prédictive.

L’impact de cette médecine sera d’autant plus grand que l’espérance de vie dans l’espèce humaine ne cesse d’augmenter.

Elle devra être mise en œuvre aussitôt que possible, c’est-à-dire dès l’enfance, avant que de « mauvaises habitudes » ne soient prises, car elle consistera à définir un « capital santé » et à apprendre à le gérer le mieux possible en fonction des points forts et des points faibles.

Il est intéressant de remarquer que la gestion de ce capital sera conduite par chaque individu sans recours au médecin. En effet, cette médecine est essentiellement basée sur une hygiène de vie et une ligne de comportements dictés en fonction du risque.

Par exemple, l’analyse des gènes responsables du métabolisme du calcium renseignera sur la possibilité ou non d’exercer des sports violents souvent cause de fractures. Si l’on détecte une prédisposition génétique au diabète ou à l’hypertension, un régime alimentaire approprié sera suivi.

Dans le domaine de la cancérologie, des gènes nommés “oncogènes » interviennent : au début de la vie ils sont actifs et jouent un rôle primordial dans l’embryogénèse en induisant une multiplication cellulaire rapide. Puis ces oncogènes sont normalement réprimés et entrent en sommeil. Mais ils peuvent être réactivés sus l’effet de facteurs stimulants. Ainsi. si l’on détecte chez l’enfant des oncogènes pulmonaires, l’indication sera de ne plus fumer pour ne pas risquer un réveil des gènes sous effet des benzopyrènes du tabac ce risque n’existant pas en l’absence d’oncogènes pulmonaires.

Si l’on révèle des gènes défectueux impliques la digestion des graisses, ce qui entraînera l’élévation du taux de cholestérol et les risques qui en résultent (hypertension, plaques d’athérome), il conviendra d’observer un régime alimentaire excluant les graisses d’origine animale.

Mais la médecine prédictive pourra également s’appliquer à bien d’autres domaines, tels que celui de la psychiatrie. Chez des familles de déprimés, on recherchera les gènes de prédisposition et les enfants à risques devront faire l’objet d’une attention particulière quant à leur environnement familial. On pourrait encore citer bien d’autres exemples.

D’une façon générale, et en résumé, on peut dire que la médecine prédictive consiste à empêcher l’inné et l’acquis de se rejoindre. Et si l’on choisit d’agir sur l’acquis, c’est qu’il est plus difficile d’intervenir sur l’inné et que d’autre part cette intervention pose des problèmes d’éthique.

Pourtant des expériences ont déjà été conduites avec succès, consistant à greffer des gènes chez des plantes et chez des animaux que l’on appelle « transgéniques ». Ainsi, chez la souris, la greffe du gène codant pour l’hormone de croissance a permis d’obtenir des souris géantes atteignant la taille d’un gros rat.

On voit là immédiatement les possibilités offertes par de telles manipulations, mais on peut également en mesurer les dangers potentiels.

En revanche, les interventions qui seraient faites sur un gène défectueux pour enrayer la maladie lorsqu’il s’agit d’un dysfonctionnement dépendant de ce gène, seraient bénéfiques. Ce pourrait être par exemple, une opération sur le gène responsable de la mucoviscidose. Mais dans ce cas, on interviendra sur un malade pour obtenir sa guérison.

Cette médecine appelée génothérapie sera donc une médecine particulière de traitement relevant de la médecine curative, nettement distincte de la médecine prédictive. Cette dernière étant entièrement basée sur l’autogestion d’un « capital santé » impliquant la responsabilisation des individus. Et par la même, la médecine prédictive sera le meilleur moyen permettant de réduire les dépenses de santé. Elle présente un triple intérêt : médical, social et économique.

 

QUESTIONS –

Que pensez-vous de plusieurs articles parus récemment dans la presse spécialisée qui traitent du tri en embryons humains et de manipulations génétiques opérées très tôt au cours de l’embryogénèse ?

Il faut être extrêmement prudent dans ce domaine, car si l’analyse des gènes est commencée on n’en connaît pas encore toutes les propriétés. Ainsi, le gène de l’hémophilie codant pour le facteur VIII est retrouvé avec la même fréquence dans les tribus primitives et chez les peuples de nations industrialisées. Or, le fait que ce gène soit doué d’une valeur sélective négative forte devrait entraîner sa disparition par sélection naturelle. Donc, chez la femme porteuse du gène, il doit y avoir « quelque part » un avantage, une valeur de sélection positive que nous ignorons. De sorte que la sélection des embryons au stade ovulaire, si elle peut être réalisée chez les animaux d’élevage, ne doit pas être pratiquée dans l’espèce humaine. Car ce n’est sans doute pas l’effet du hasard si le polymorphisme génètique existe partout dans le monde. Pour le moment, contentons-nous de supprimer, non pas le gène à risque, mais l’environnement à risque.

Quand sera-t-il possible à un particulier de se faire établir un bilan génétique ?

On peut déjà aujourd’hui analyser certaines séquences connues. Mais le travail de recherche avance très progressivement et, compte tenu de la dimension du projet, on ne connaîtra sans doute pas l’ensemble du patrimoine génétique de l’homme avant vingt ans.

Il existe des informations selon lesquelles certains laboratoires pratiquent déjà la médecine prédictive par analyse des protéines du sang. Est-ce exact ?

Non : l’analyse des protéines du sang existe depuis longtemps ; elle fait partie des analyses biologiques courantes mais n’a rien à voir avec la médecine prédictive. Il faut se rappeler que celle-ci se situe beaucoup plus en amont : elle résulte de l’étude de l’ADN. Par exemple, l’analyse de séquences d’ADN dans les cellules de l’amniose embryonnaire permet de prévoir ce que sera la qualité, bonne ou mauvaise de l’hémoglobine qui est une protéine du sang.

L’obtention d’une carte génétique individuelle sera-t-elle d’un coût élevé ?

Non : actuellement l’analyse en cours du patrimoine génétique humain coûte très cher parce qu’elle est effectuée dans un cadre expérimental c’est un programme de recherche fondamentale et l’on procède à un « défrichage”. Mais à partir du moment où tous les gènes seront identifiés, répertoriés, et lorsque le programme génétique sera dûment établi, des machines automatisées feront le travail à peu de frais. Toutefois, il faut compter que trente à quarante années seront nécessaires pour parvenir à ce stade d’analyses en routine.

 

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