HISTOIRE DE LA DOULEUR DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS

Thèmes:  Civilisation, Médecine, Sciences                            Conférence du mardi 23 mars 1993

HISTOIRE DE LA DOULEUR DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS

 

 

 

               Mardi 23 mars,Roselyne Rey, Docteur d’État (histoire des sciences), chargée de recherche au CNRS, nous a parlé de « l’histoire de la douleur, de |’Antiquité à nos jours ».

 

 

 

Langage et représentation de la douleur –

Nous avons l’impression qu’il y a une différence de nature évidente entre la douleur physique et la souffrance psychologique. Dans les textes de l’Antiquité grecque qui sont à bien des égards notre patrimoine culturel commun en Occident, la façon dont on organise la représentation de la douleur ne met pas au premier plan l’opposition du physique et du mental.

Le mot « anodin », dérivé du mot grec « odune » signifiait jusqu’au XIXème siècle « douleur ». Pour la conscience grecque, un même mot désigne la douleur physique et la douleur morale.

Comment distinguer les différentes douleurs ?

– Un critère consiste à distinguer la douleur en fonction du type d’instrument et du type de sensation qualitative que |’instrument produit. On distingue donc une douleur aiguë dite lacérante, une douleur qui bat, une douleur fulgurante, une douleur sourde.

Nous sommes émerveillés devant la richesse et les nuances du vocabulaire du passé que nous avons pu retrouver dans des lettres de malades. Les métaphores et les images utilisées pour qualifier la douleur, ont traversé les siècles. Nous retrouvons entre les descriptions de l’Antiquité et les témoignages des malades à l’âge moderne, bien des parentés. La douleur est ce qui nous rend étranger à nous-même.

– Un autre critère concerne la position du sujet par rapport à la douleur. Au moment où je parle, la douleur est-elle encore en moi ou est-elle déjà loin de moi ? Le mot que l’on va utiliser sera le même si la douleur dont je parle est la douleur de quelqu’un d’autre ou bien une douleur que j’ai éprouvée dans le temps (ponos) et que je n’éprouve plus au moment ou je parle (odune). Ponos qui signifie aussi douleur donne en latin poena et tout le registre de la « douleur-châtiment », et en français le mot « peine’.

Il y a donc un système d’organisation des représentations de la douleur qui ne concerne pas principalement ce clivage physique, mental et psychologique.

Montaigne, dans ses « Essais’, disait qu’il savait supporter la douleur morale, plus que personne, mais qu’arrivée à un certain seuil, la douleur physique devenait insupportable et envahissait l’être tout entier. II plaidait ainsi pour une conception moniste de la douleur (qui considère l’ensemble des choses comme réductible à l’unité).

Des exemples appartenant à d’autres cultures semblent indiquer les conditions culturelles, religieuses, dans lesquelles la douleur physique peut être surmontée. On peut citer des exemples appartenant à des lieux culturels et géographiques très différents des nôtres

Le premier est celui de la danse du feu qui consiste à marcher sur des braises ardentes et à sortir victorieux de l’épreuve en affirmant que l’on n’a rien ressenti.

Faut-il dans ce cas adopter une attitude purement rationaliste consistant à évaluer le degré de callosité des pieds de celui qui marche sur les braises ardentes, ou étudier dans quelle mesure les conditions psychologiques et culturelles dans lesquelles se déroule un évènement amènent à distraire celui qui devrait éprouver de la douleur.

On a souvent rappelé que la douleur est une affaire de conscience, qu’il n’y a pas de douleur si la sensation ne parvient pas à la conscience, que l’attention que l’on porte à la douleur l’amplifie et l’aggrave.

À l’inverse, le fait de se détourner de cette sensation et le fait de donner une signification culturelle ou religieuse à la douleur  serait de nature à diminuer et, peut-être, à supprimer l’intensité de la douleur.

Le seuil de perception peut être modifié par les conditions culturelles dans lesquelles se déroule la douleur, mais nullement le seuil de sensation.

Le deuxième exemple est celui évoqué par les ethnologues : le rite de la suspension par des crochets, essentiellement en Inde. Un individu est suspendu par des crochets qui pénètrent dans son dos. il est balancé dans les airs et chargé ainsi d’attirer la fécondité des récoltes. Interrogé par les ethnologues au moment de cette expérience, il ne donne pas de signes manifestes de douleur. Ceci indique qu’il peut y avoir, dans un certain contexte religieux, une certaine résistance à la douleur (martyr, etc.)

Il peut y avoir des variations dans l’intensité de la perception. On trouve un certain nombre d’explications, parfois génétiques.

On a comparé le comportement d’un européen et d’un esquimau qui avaient la main plongée dans l’eau glacée pendant un certain temps. L’européen très vite éprouve une douleur insupportable, alors que l’esquimau lui, peut résister à ces conditions. Cela signifie-t-il que l’esquimau est plus résistant que l’européen ? Le système vasculaire de l’esquimau est légèrement différent, ce qui renvoie à une caractéristique génétique qui expliquerait la différence de comportement.

Des expériences ont été menées aux U.S.A. au lendemain de la seconde guerre mondiale, sur des groupes de culture et d’ethnie différentes, afin de savoir s’il existe des différences dans le degré de perception de l’intolérable. On a pris des groupes d’origine italienne, d’Europe centrale, britannique, volontaires, hommes et femmes, afin d’observer si les stimuli douloureux variaient. Le groupe britannique semblait avoir un seuil de tolérance plus élevé, tandis que le groupe d’origine italienne et d’Europe du sud se plaignait plus rapidement du caractère intolérable de la douleur. On a également introduit des facteurs psychologiques en disant successivement aux groupes que les membres de leur ethnie étaient plus douillets que ceux de l’ethnie voisine. Le degré de résistance à la douleur était alors amélioré.

L’éducation, les conditions psychologiques, les expériences antérieures jouent également sur les marges de ce seuil de tolérance à la douleur.

« Je ne pense pas qu’au-delà d’une certaine intensité de la douleur, il soit possible de faire jouer indéfiniment l’expérience vécue ou les facteurs psychologiques et culturels ».

Ce langage de la douleur, ces mots du malade ont été en permanence sollicités et soupçonnés. Pendant tout le XVIIème siècle on a cherché à interroger le malade pour qu’il parvienne à exprimer sa douleur de la manière la plus précise qu’il soit.

Quand le médecin, dans le cadre de l’hôpital, parvient à avoir un nombre de cas suffisamment variés pour faire une observation clinique de grande échelle, et en même temps procéder, quand il y a décès, à une dissection, et donc relier les signes observés sur le vivant aux lésions observées après la mort, il y a dans ce moment de la naissance de la clinique, une interrogation sur la valeur de la parole du malade.

Les médecins de cette époque essaient de définir les conditions d’un bon interrogatoire du malade mais il existe une relation de tension entre le médecin et son patient.

Aujourd’hui, un questionnaire national a été mis au point, il apparaît de plus en plus clairement que le problème de détermination de la douleur reste au premier plan des préoccupations des praticiens. II existe depuis vingt ans des centres de la douleur.

La question du langage, des représentations et de la parole toujours nécessaire, mise en discussion et critiquée au sens positif du terme, reste aujourd’hui une des pierres de touche dans l’approche de la clinique.

En 1821 on a montré qu’il existe deux racines par lesquelles les nerfs rachidiens s’attachent à la moëlle et qu’il y a spécialisation de fonction de ces deux racines. La racine antérieure est chargée du mouvement tandis que la racine postérieure est chargée de la sensibilité.

Cette sorte d’évidence anatomo-physiologique a pesé très fort, car si l’on trouve un substrat anatomique spécifique pour une fonction à un des niveaux de l’analyse, il n’y a aucune raison de ne pas continuer dans la même voie pour d’autres questions. A partir de cette expérience les recherches se sont orientées dans cette voie.

Cette théorie a été confirmée par les premiers médecins qui se sont occupés d’anesthésie. Toute une gamme de recherches est née du constat qu’il y a dissociation des sensations. En anesthésie, certaines sensations disparaissent d’abord, d’autres plus tard ou même pas du tout.

Une autre théorie reposait sur le fait que les terminaisons nerveuses ne sont pas toutes de la même forme. La deuxième moitié du XIXème siècle est caractérisée par la mise à jour de la structure de forme des terminaisons nerveuses. Un lien a été établi entre les terminaisons nerveuses et les récepteurs spécifiques de la douleur.

Pendant très longtemps on a considéré que la moëlle épinière était une sorte d’entonnoir dans lequel convergeraient toutes les fibres nerveuses. Un physiologiste a mis à jour, grâce à une série d’expériences et d’observations cliniques, le fait que la moëlle épinière n’est pas seulement une voie de communication, mais que certaines de ses parties étaient chargées de faire circuler certains types d’impressions. Un autre physiologiste a démontré que le faisceau antéro-latéral de la moëlle joue un rôle déterminant dans la conduction des influx douloureux.

Ceci a ouvert la voie vers une recherche des territoires de plus en plus spécifiques de la douleur, ce qui est essentiel par rapport aux possibilités d’intervention thérapeutique en neurochirurgie.

L’étape suivante a été franchie par un neurologue qui a mis à jour le rôle du thalamus dans le relais des douleurs venues de la périphérie, remontant au cortex dans lequel des zones véhiculent la douleur. On a constaté que, lorsqu’il y avait un problème au niveau du thalamus, toutes les réactions de caractère affectif se trouvent amplifiées, d’où la relance d’une très ancienne question : la douleur est-elle une sensation ou une émotion ? Aujourd’hui, nous savons qu’elle est l’une et l’autre.

À la fin du XIXème et au début du XXème le problème de la douleur a été étudié sur d’autres bases.

La première étape a été une critique de la théorie des récepteurs spécifiques. Un médecin a démontré que la douleur n’est pas assignée à un territoire particulier, mais qu’elle s’organise en liaison avec l’histoire de l’espèce humaine. Il affirmait que « tout être vivant a besoin de repérer immédiatement qu’il y a quelque chose qui lui fait mal, pour réagir contre cette douleur ».

Les formes de sensibilité à la douleur sont celles qui sont, à la fois, les plus anciennes dans l’histoire de l’humanité, celles qui subsistent le plus longtemps, qui sont diffuses dans le corps, car elles sont les plus utiles pour assurer la survie de l’espèce par rapport au danger.

Dans cette conception, la douleur devient un phénomène d’adaptation. Cette conception est toujours enseignée de nos jours, mais avec certaines nuances. La plupart des travaux réalisés ont pris pour point de départ cette théorie de l’utilité de la douleur pour la survie de l’espèce et pour la survie de l’individu.

Puis on s’est rendu compte de l’importance de la durée dans les phénomènes de douleur. Un stimulus très fort ou un stimulus très faible ne déclenche pas de réaction de douleur, mais deux stimuli consécutifs de faible intensité produisent une réaction. Cela signifie que les processus physiologiques qui permettent à la douleur d’arriver à la conscience jouent sur un espace-temps.

Les moyens de lutte contre la douleur –

– L’opium est connu depuis l’Antiquité grecque, mais c’est en 1817, que !’on a pu isoler la morphine, principal alcaloïde de l’opium. On a fait un usage massif de la morphine pendant tout le XIXème siècle. En 1890, on a constaté des problèmes d’accoutumance. La_législation répressive sur l’utilisation de la morphine date de la fin du XIXème siècle.

– L’anesthésie au protoxyde d’azote (gaz hilarant) ne permettait pas d’aller jusqu’à la perte totale de sensibilité à la douleur. Les conséquences de son utilisation étaient suspectes. Il a été abandonné.

– En 1842, aux USA, et grâce à l’expérience des dentistes, on a commencé à utiliser l’éther, puis le chloroforme. En 1848, ce procédé est utilisé en France de façon massive, y compris pour les accouchements.

– En 1860, on a fabriqué des produits de synthèse qui contiennent de l’aspirine : antipyrine, migrainine, analgésine.

– l’électricité : depuis le milieu du XVIIIème on a utilisé l’électricité, notamment contre les névralgies faciales.

– la neurochirurgie :

Elle apparaît à l’extrême fin du XIXème siècle. Elle consistait essentiellement à essayer d’interrompre les voies de la sensibilité. Les interventions de neurochirurgie ont porté, soit directement sur un nerf, soit sur la racine postérieure, soit sur le cordon antéro-latéral dans la moëlle par lequel passent les influx de la douleur.

Une méthode nouvelle se développe ensuite. On ne sectionne ou n’interrompt plus le chemin par lequel passe la douleur, mais on modifie les conditions du cheminement. Ce changement complet d’actions est lié à la prise en compte du rôle du système sympathique dans toute une série de douleurs (migraine, angine de poitrine, etc.).

Madame Roselyne Rey conclut sa conférence par la lecture d’un passage de « La chirurgie de la douleur’ de Leriche (1937) où il évoquait la dure réalité de la douleur :

« Malgré cette dure réalité, les médecins disent volontiers que la douleur est une réaction de défense, un heureux avertissement, qu’elle nous met en garde contre les dangers de la maladie, qu’elle est utile, j’allais dire nécessaire. Il dirait presque que si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer. Je pense tout différemment, avec toute la conviction d’un homme qui a consacré une partie de sa vie à chercher le soulagement de ceux qui souffrent. Je voudrais m’élever contre cette singulière erreur dont je ne comprends pas la persistance et qui n’a pas l’ombre d’une vraisemblance… ».

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