A propos du Rwanda

Thèmes: Civilisation, Histoire                                                                                                         Conférence du mardi 20 octobre 2009

A propos du Rwanda

Source: BENOÎT GYSEMBERGH PARIS MATCH

Par Nicolas Poincaré, grand reporter

Nicolas Poincaré est l’arrière-petit-fils du mathématicien, physicien et philosophe français Henri Poincaré (1854-1912) et donc arrière-petit-neveu du président de la République Raymond Poincaré (1860-1934).
Nicolas Poincaré débute sa carrière à Lyon en 1987 au sein de Radio France Lyon. Il travaille ensuite au sein des rédactions de France Inter et France Info comme grand reporter. Il couvre notamment le génocide au Rwanda en 1994.

Un génocide, ça ne s’oublie pas. Quinze ans après les faits, nous restons marqués par le génocide du Rwanda et, si l’on s’intéresse au sujet, on se rend compte qu’il ne se passe pas une semaine sans que des actualités ne nous renvoient à ces événements de 1994. Voilà quelques jours, un médecin du travail de l’hôpital de Maubeuge a été suspendu après la découverte qu’il était recherché par Interpol pour crimes de guerre et génocide. Dans la foulée, un autre médecin rwandais exerçant à Villeneuve-sur-Lot était à son tour mis en cause. Les crimes contre
l’humanité étant imprescriptibles, on peut imaginer qu’il y aura, dans cinq, dix ou vingt ans, un procès en France de fonctionnaires français, de militaires ou de responsables politiques français pour leurs agissements à l’époque du génocide au Rwanda.

8 000 morts par jour pendant 100 jours

Le génocide rwandais s’est déroulé sur une centaine de jours, du 7 avril au 14 juillet 1994. En cent jours, 800 000 personnes furent assassinées, pour la plupart à la machette. C’est comme si toute la population de la rive gauche de Paris avait été exterminée. Là-bas, on tuait 8 000 personnes par jour, un lythme plus élevé qu’au plus fort de la Shoah. Sans entrer dans des rapprochements hasardeux, ces deux événements avaient en commun la volonté d’éliminer un peuple tout entier. Car ce qui distingue les génocides des crimes de guerre « classiques », comme en Bosnie ou au Kosovo, c’est qu’on ne vise pas prioritairement les hommes combattants, on s’en prend aussi et surtout aux femmes et aux enfants. Les hutus, majoritaires à 90% dans ce pays de 10 millions d’habitants, ont voulu éradiquer le million de tutsis avec qui ils cohabitent depuis toujours dans ce petit pays de la région des Grands Lacs, qui est l’un des plus denses au monde. Les hutus sont plutôt des agriculteurs et les tutsis des éleveurs. La différence entre les deux communautés n’est pas tant physique que sociale : les tutsis sont les nobles, et le roi du Rwanda a toujours été tutsi.

Quand les Belges ont colonisé le pays, ils se sont appuyés sur la minorité tutsie, accentuant de fait leur domination sur les hutus. En 1959, après les premiers mouvements indépendantistes menés par l’élite tutsie, les Belges changent leur fusil d’épaule : ils confient tout le pouvoir aux hutus. Cela n’empêchera pas l’indépendance du Rwanda en 1962. Mais, dès 1959, les représailles des hutus contre les tutsis sont terribles. Les massacres font des milliers de morts, et obligent une partie des tutsis à partir en Ouganda. Ces réfugiés – dont fait partie Paul Kagamé, l’actuel président du Rwanda qui a fui avec sa famille quand il avait quatre ans – formeront une diaspora tutsie rwandaise qui vivra dans le culte du retour au pays. Ils créent le FPR (Front Patriotique Rwandais), qui lancera à partir de 1990 des offensives contre le pouvoir hutu de Juvénal Habyarimana.

Le 6 avril 1994, le président Habyarimana revient de Tanzanie avec son homologie burundais où ils ont participé à un sommet sur les crises régionales mais, au moment il va atterrir à Kigali, son avion est abattu par un missile. Pour la petite histoire, le corps du président rwandais atterrit dans son propre jardin, sur sa Mercedes, sous les yeux de ses enfants. Cet assassinat sonne le coup d’envoi du génocide contre les tutsis, accusés d’être à l’origine de l’attentat. Les appels à la radio se succèdent. Aux premières heures, les hutus modérés qui auraient pu empêcher les exactions sont assassinés. C’est notamment le cas de la première ministre, Agathe Uwinlingiyimana.

Pendant cent jours, les hutus vont méthodiquement éliminer les tutsis. Souvent ces derniers trouvaient refuge dans l’église – dans ce pays très chrétien, la paroisse est le centre-ville des localités. Les hutus tiraient à la grenade et à l’arme à feu avec d’achever les malheureux à la
machette. Généralement, il n’y avait aucun survivant. A l’époque, je m’étais rendu à Nyamata, seule ville au Rwanda où la population était à 50-50 hutu et tutsie. Cinquante mille tutsis vivaient là, peu en réchappèrent. Sur les 15 000 d’entre eux qui avaient fui dans les collines environnantes, seuls dix-sept tutsis survécurent. D’autres s’étaient cachés dans les marais infestés d’insectes, et passaient la journée sous l’eau à respirer avec des joncs. La chasse à l’homme était très organisée, c’était comme une journée de travail. Les hutus partaient tuer le matin et s’arrêtaient à 17 heures.
Plus ils tuaient, plus ils étaient récompensés. Par exemple, le soir, ils pouvaient se faire un bon gueuleton avec le bétail de leurs victimes… Dans le même temps, Paul Kagamé et ses troupes du FPR, partis d’Ouganda, étaient en train de gagner la guerre. Ils progressaient dans un pays vide.
Il n’y avait pas âme qui vive : les corps des tutsis massacrés jonchaient le sol tandis que la population génocidaire avait fui. A partir du 23 juin, la France mène l’opération Turquoise sous mandat de l’ONU – ce génocide constituera un terrible échec pour les Nations Unies, qui ont
laissé faire. Ce faisant, les Français sauvent les quelques personnes qui restent à sauver. Le quart sud-ouest du pays, sous protection française, est rapidement surpeuplé – une épidémie de choléra éclatera dans les jours qui suivront. Certaines voix reprocheront par la suite à la France de s’être servi de cette mission humanitaire pour exfiltrer les responsables du génocide. Je pense que c’est un faux débat, car ces derniers auraient pu fuir de toutes façons.

Les responsabilités de la France

Il ne faut pas faire d’amalgame concernant l’attitude de la France avant le génocide, pendant le génocide et à la fin du génocide (opération Turquoise). Malgré ses défauts et ses lacunes, Turquoise a pennis de sauver des vies, et on peut dire que la France a sauvé l’honneur en étant
le seul pays à réagir. Pour ce qui est de son attitude dans les années précédentes, on peut lui reprocher d’avoir choisi le mauvais camp, pour des mauvaises raisons. Après son indépendance, le Rwanda était tombé dans le giron de la France. Ce pays sans intérêt diplomatique ni matières premières intéressait tout de même les militaires français, eu égard à sa localisation géographique. Il pouvait servir de porte-avion pour intervenir dans le Zaïre de Mobutu. Raison supplémentaire de soutenir le pouvoir hutu, francophone : les rebelles tutsis étaient anglophones. Pas question de laisser le Rwanda sous influence anglaise ! L’armée française contribue donc au développement de l’armée régulière, qui passe de 4 000 à 40 000 hommes en dix ans. Cela ne suffisant pas, la France soutient la création des milices interhamwe (qui se trouveront en première ligne du génocide) et intervient à deux reprises, en 1990 et 1992, pour repousser le FPR. Mais cela ne fait pas pour autant de la France une complice de génocide, tout simplement parce qu’il n’y a pas – encore – de génocide.

Pour ce qui est de l’attitude française pendant le génocide, il faut prendre en compte chaque parole, chaque acte, car ils prennent dans ces circonstances un poids particulier. Le 27 avril 1994, des représentants du gouvernement provisoire rwandais, composé des hutus les plus extrémistes, sont reçus à l’Elysée et à Matignon. Ils rencontrent le président François Mitterrand, son Premier ministre Edouard Balladur, le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé. A ces organisateurs du génocide en cours, les autorités françaises disent seulement : « Modérez-vous ». En accueillant cette délégation, la France a manifesté son soutien aux responsables du génocide et fait preuve d’un véritable aveuglement. Des accusations, pas formellement étayées, affirment aussi qu’elle a fourni, en plein génocide, des armes aux gendarmes rwandais. Un jour peut-être, les responsables militaires et autres conseillers diplomatiques seront-ils jugés pour leurs actes…

Quand le génocide a commencé, la France a procédé à l’évacuation de ses ressortissants et ceux des pays occidentaux. Unique critère : on ramène les blancs. On a ainsi abandonné les tutsis à leur sort, y compris les fonctionnaires travaillant pour la France. Eugène, directeur du centre culturel français à Kigali depuis près de quinze ans, a été laissé sur place. Il a du son salut in extremis à un convoi belge. Les seuls noirs évacués par la France furent les membres de la famille du président Habyarimana, alors même que son épouse Agathe était une des « dures » du régime. On lui a d’abord fourni un appartement dans le 16e à Paris, puis une maison en banlieue, et elle continue de bénéficier d’une protection du ministère de l’Intérieur bien que le Conseil d’Etat vienne de rejeter son statut de réfugiée ! Elle doit être la seule sanspapiers protégée par la police…

Chose incroyable, dix ans après le génocide, la France continuait à afficher son soutien aux hutus.
En 2004, un colloque est organisé à la Sorbonne, en présence de hauts responsables français, par la famille Habyarimana et autres génocidaires (qui sont plusieurs à avoir trouvé refuge en France) pour dénoncer les crimes de Kagamé. Certes, le FPR a commis des massacres mais les tutsis n’ont jamais voulu exterminer la population hutue. Comment le pourraient-ils ? Dans le même temps, la commémoration de ce dixième anniversaire par les victimes tutsies – organisée par Eugène, l’ancien directeur du centre culturel français – était reléguée rue Froidevaux, le long du cimetière Montparnasse.

L’équilibre de la peur

Après le génocide, les réfugiés sont peu à peu retournés dans leur village. Aujourd’hui, cohabitent au Rwanda trois communautés : les tueurs (la grande majorité), les rescapés et les tutsis de l’ancienne diaspora anglophone. Les survivants vivent à côté de voisins qui ont massacré. Ils se croisent, font semblant de rien. A Nyamata, où je suis retourné en 2004 pour l’émission «7 à 8» (TF1), j’ai interviewé un prêtre tutsi, qui s’était caché pendant des semaines dans un marais, et son vicaire hutu qui, lui, faisait partie des tueurs. Le prêtre m’a simplement dit qu’il savait exactement ce que son vicaire avait fait. Le vicaire m’a répondu qu’ils n’avaient pas eu d’en parler entre eux. Cela ne faisait que dix ans qu’ils se côtoyaient tous les jours…

Il existe aujourd’hui un équilibre de la peur au Rwanda : les tutsis (qui représentent à nouveau 10% de la population) restent sous la menace d’un nouveau bain de sang ; les hutus, qui peuvent être arrêtés et jugés à tout moment pour leurs actes de 1994, font profil bas. La peur était déjà à l’origine du génocide. Les hutus craignaient de se faire tuer par les tutsis, et ils pensaient se protéger d’eux en agissant ainsi. Très respectueux des règles, ils ont obéi aveuglément aux mots d’ordre dictés à longueur d’ondes par les idéologues et leurs anciens dirigeants. Ces responsables sont aujourd’hui poursuivis par le tribunal pénal international d’Arusha. Quant aux meurtriers « ordinaires », ils sont pour la plupart repartis chez eux, libres. Comment juger et emprisonner les millions de tueurs ? Impossible. Quelques années après le génocide, des interhamwes, revenus de camps au Zaïre, avaient bien été condamnés, mais avaient été remis en liberté, faute de moyens pour les nourrir en prison. Pour faire bonne figure vis-à-vis des victimes, les autorités rwandaises décidèrent la création de Gacaca tribunaux populaires installés au sein des communautés – dédiés aux génocidaires. Mais les moyens sont dérisoires et les peines souvent symboliques.

Conclusion

Tous les journalistes qui ont été témoins du génocide en ont été profondément marqués. Même si je n’y pense pas tous les jours, il suffit d’une actualité ou d’une rencontre – comme cette conférence, par exemple – pour que tout me revienne en mémoire. Et je connais un certain nombre de personnes – journalistes, militaires – qui en sont devenus fous…

En savoir plus: 

https://www.babelio.com/livres/Poincare-Rwanda–Gabriel-Maindron-un-pretre-dans-la-traged/394286

 

+ de 1000 textes des conférences du CDI sont disponibles sur le site du CDI de Garches  et via le QRCode   

Répondre

Votre adresse email ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont marqués *

You may use these HTML tags and attributes: <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.