LA MER SAHARIENNE, HISTOIRE D’UNE UTOPIE

Thèmes: Géologie, Histoire                                                                                                             Conférence du mardi 18 novembre 1997

LA MER SAHARIENNE, HISTOIRE D’UNE UTOPIE

Par René Letolle

Monsieur Letolle est un de nos « anciens » conférenciers, c’est « notre » spécialiste des questions de géologie, de l’histoire de la Terre. Il sait proposer ses propos dans leur permanence, voire leur actualité, depuis la tectonique des plaques et la prévision des séismes, jusqu’ à l’assassinat de la Mer d’Aral en passant par les méfaits d’El Nino. Rien ne peut donc surprendre un auditeur fidèle du C.D.I. Aujourd’hui ce sont les rêves des ingénieurs au Sahara qui suivent à la fin du XIVème siècle les rêves des conquérants.

Dès que l’armée française fut parvenue aux confins du Sahara, que de « hardis explorateurs » eurent décrit l’apparente richesse d’oasis, on imagina des moyens de mettre en valeur ces contrées désertiques, mais il manquait un facteur essentiel : l’eau.

La chimère avortée de la « Mer saharienne » constitue le noyau de cet essai. Il s’agissait fondamentalement de faire pénétrer l’eau de la Méditerranée dans une vaste dépression située au sud de l’Aurès pour vivifier le désert. Cette région de 400 km sur 100 commence à l’Aurès et s’étend vers le Sud, entre le méridien de Biskra à l’Ouest et la Méditerranée à l’est.

La pente générale de la cuvette du Bas-Sahara est très faible puisque les rebords périphériques de cette cuvette ne dépassaient guère 600 mètres et que le point le plus bas, à proximité de Biskra, est à – 35 mètres environ. D’innombrables rivières fossiles prennent naissance sur la périphérie et se dirigent vers ce point bas. Certaines de ces rivières de plus de 1200 km de long présentent des crues, mais elles sont impuissantes à reformer un lit très ancien qui ne se manifeste plus que par des lignes de puits et par un chapelet de chotts el d’oasis. Dans l’ensemble, la partie nord dont le point le plus bas se situe à – 35 m (dans le chott de Mérouane) et le plus haut à l’ouest de Gabès (+ 30 m) forme une sorte de gouttière de 400 km de long sur une centaine de large et qui est divisée en plusieurs bassins secondaires.

Tous furent frappés par la morphologie très particulière de la région, ce chapelet de lacs asséchés, et ce qui paraît sur la carte comme « le doigt tendu du Fedjej vers le Golfe de Gabès ». Malgré l’élévation du seuil de Gabès, l’hypothèse qu’il s’agissait d’un ancien golfe marin asséché s’imposait toujours â l’esprit.

En 1874, un modeste capitaine français, François-Elie Roudaire, fils de clerc de notaire, Saint-cyrien fanatique de géographie et de topographie, est affecté au service de la Carte d’état-major de l’Algérie. Il a la charge de relever le profil topographique entre la mer Méditerranée et Biskra et cherchera la possibilité d’introduire les eaux de la Méditerranée dans cette dépression naturelle.

Son projet prévoyait de raccorder les dépressions du Sud de l’Aurès, en Algérie orientale avec le golfe de Gabès en Tunisie. On pensait que le chapelet des chotts (lacs salés) tuniso-algériens, dans le prolongement du golfe de Gabès, représentait un grand golfe en partie desséché. Une exégèse sommaire de textes anciens pouvait laisser penser que cette communication avait existé et qu’il suffisait de la rétablir. On créerait ainsi un lac maritime artificiel de 400 km de long et de plus de 50 km de large.

A la différence du canal de Suez, le premier coup de pelle du projet Roudaire ne fut jamais donné, n’en déplaise à Jules Verne qui, dans le dernier roman qu’il publia en 1905, « L’invasion de la mer », conte l’histoire de la mer saharienne. Par ailleurs, Verne avait déjà fait allusion au projet de Roudaire dans « Hector Servadac », publié en 1877. Il donna lui-même une courte note à la Société de Géographe de Paris sur le sujet.

Roudaire justifiait son projet en trois points :

1 – l’évaporation de surfaces d’eau énormes apportera à la région l’humidité et les pluies qui lui manquent,

2 – on pourra naviguer jusqu’à Biskra,

3 – le canal servira de barrière contre les pillards du désert.

Roudaire ne faisait que reprendre ce qui avait été écrit sur la région, y compris le projet de percement de Gabès, mais il complète son exposé d’un plan de reconnaissance géographique et de quelques données techniques et financières (le canal coûterait 25 millions). En fait, Roudaire fut le premier à émettre de manière claire l’idée d’un canal et à apporter des éléments chiffrés.

Le projet trouva immédiatement un supporter de poids en la personne de Ferdinand de Lesseps, enthousiaste, à qui on doit l’opiniâtreté que mit ensuite Roudaire à défendre son projet. Auréolé de la gloire toute neuve d’avoir ouvert en 1869 le premier canal maritime à Suez, et lancé les premières études sur la faisabilité du canal de Panama, Lesseps voit immédiatement une affaire facile et, pourquoi pas, financièrement intéressante. Il appuiera Roudaire auprès des instances gouvernementales et lui donnera la tribune prestigieuse de l’Académie des Sciences.

Comme de nombreuses objections s’élevaient, Lesseps manifesta son soutien par une intervention publiée aux comptes-rendus, où l’on apprend que l’on va envoyer Roudaire sur le site du projet et « qu’il sera proposé à l’Assemblée de Versailles, lors de la présentation du budget de la guerre, d’allouer un crédit de 25 000 F pour les études définitives du projet de remplissage des chotts formant l’ancien bassin du lac Triton au sud de l’Algérie ».

Lesseps défend âprement le projet auprès de l’Académie des Sciences, qui créa le 13 juillet 1874 une commission qui examinera, le moment venu, le rapport sur les résultats de Roudaire.

Les Académiciens attaquèrent. L’un d’eux démontra que les altitudes supposées par Roudaire étaient fausses et souligna d’autres erreurs sur des cotes hypothétiques trop basses. Il reprocha surtout au projet de risquer de modifier la salure des nappes phréatiques qui alimentent une partie importante des oasis du Rhir, ainsi que celles du sud tunisien.

Une commission parlementaire fut chargée de faire le point sur ce projet et de donner son verdict. Un rapport de 700 pages démontra l’inefficacité et l’inutilité d’un tel canal et l’État refusa de garantir les emprunts nécessaires. Le coût d’un tel projet était évalué à environ 25 milliards de francs actuels (sans compter les intérêts de l’emprunt).

Roudaire, malade et amer, a vu ses espoirs s’effriter peu à peu, en dépit du soutien amical de Lesseps. Il n’assista pas au naufrage de son beau rêve. Il mourut le 14 janvier 1885.

De Lesseps ne désarma pas tout à fait. Il obtient une concession de 2000 hectares à Gabès qu’il appelle Port Roudaire. Il y fait un forage qui existe toujours aujourd’hui et porte le nom de Lesseps. De Lesseps malade est condamné pour l’affaire de Panama. En 1894, il meurt sans connaître sa condamnation.

En 1958, on savait que l’indépendance de l’Algérie était inéluctable et qu’à défaut d’un accord avec une Algérie indépendante, il faudrait prévoir, avec le nécessaire aval du gouvernement tunisien, un débouché sur la Méditerranée d’un Sahara sous domination française, où se trouvent les centres de recherche des missiles, et faire venir à portée de la région de Biskra des navires, et pourquoi pas des pétroliers. Une étude ultra secrète de faisabilité du canal a été alors réalisée. Mais la menace de ce canal a conduit les Algériens à donner à la France le droit d’utiliser le port d’Oran, le chemin de fer et les routes. Le projet de canal, ou plutôt la menace qu’il soit réalisé, fut définitivement abandonné.

Au début des années 1980, le gouvernement algérien relance le projet. Une commission algéro-tunisienne décide de faire une expertise par un bureau d’études suédois qui conclura en 1985, au terme d’une année d’études, que le projet de Mer Intérieure n’est pas une entreprise rentable car face aux investissements importants, l’apparition des premiers effets sensibles d’amélioration du climat et de lutte contre la désertification demanderait un temps trop long (32 ans) et un coût total de 50 milliards de dollars (250 milliards de francs) . Le projet est donc retourné dans son tiroir.

Enfin, 1991, lors des élections, annulées par le gouvernement algérien, un petit parti politique s’était présenté avec un programme de réhabilitation de la Mer Intérieure. Il n’a guère fait plus de 1% des voix.

Ce projet de Mer Intérieure sert actuellement d’exemple dans l’enseignement d’hydrologie, pour démontrer qu’un canal qui arriverait à un lac qui n’a pas de débouché sur la mer est condamné irrémédiablement à se remplir de sel et à devenir comme la Mer Morte au bout de quelques années.

 

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