LES NABIS – « PROPHETES DE L’ART MODERNE »

Thème: Art, Sortie Visite                                                                                        Sortie-visite des lundi 15 et vendredi 19 novembre 1993

LES NABIS – « PROPHETES DE L’ART MODERNE »

Tout commence en 1888 – seize ans après que Monet eût peint son « Impression, soleil levant » – lorsque Paul Sérusier, jeune artiste ayant étudié la philosophie, l’arabe et l’hébreu, pose son chevalet à Pont-Aven.

Il rencontre Gauguin et sous sa dictée peint, sur une planchette de bois, l’évocation très libre d’un paysage, traité en surfaces bien découpées, aux couleurs pures juxtaposées.

Paul Sérusier, Le Talisman, Paris, musée d’Orsay.

Fier de ce qu’il appelle « Le Talisman », il accourt montrer sa planchette à ses camarades de l’atelier libre qu’il fréquente. Il leur raconte l’excitante aventure qu’il a vécue auprès de Gauguin. Il tente de les convaincre de le suivre sur la voie que celui-ci lui a montrée, celle du « tout oser ». Sérusier n’eut pas de peine à émerveiller les plus hardis des étudiants de l’atelier. Ils s’appellent Pierre Bonnard, Maurice Denis, Henri-Gabriel Ibels, Paul Ranson.

Ces jeunes peintres, après avoir recruté dans leur groupe en 1890, Edouard Vuillard et Ker-Xavier Roussel, se cherchent un nouveau moyen d’expression. Ils se donnent pour mission de régénérer la peinture.

Ils se font appeler « nabis », c’est-à-dire prophètes en hébreu.

Chacun d’entre eux a sa désignation nabique : Sérusier est le « nabi à la barbe rutilante », Pierre Bonnard est le « nabi japonard », Maurice Denis, le « nabi aux belles icônes », Henri-Gabriel Ibels « le nabi journaliste », Paul Ranson « le nabi plus japonard que le nabi japonard », Edouard Vuillard « le nabi zouave » car il porte une longue barbe.

Les nabis reçoivent tous une formation académique dont ils se détournent assez rapidement. Le naturalisme et l’impressionnisme ne les intéressent pas plus.

« L’exposition de la gravure japonaise » de 1890 dépasse la simple curiosité que peut susciter une imagerie exotique. Ces estampes servent de révélateur aux nabis qui y découvrent de nouvelles formules de composition et d’expression. Les nabis recopient les motifs qui les intéressent. Ces emprunts, loin d’être de naïfs plagiats, deviennent le point de départ d’importantes innovations stylistiques : introduction de la perspective frontale, aplatissement des motifs, utilisation de l’arabesque et, d’une manière plus générale, insistance sur le caractère ornemental.

Alors que les Impressionnistes vibraient d’un esprit champêtre, les nabis chantent les intérieurs feutrés, l’atmosphère intime, l’observation banale de la vie.

En 1891, le temps est à la célébration d’une société bourgeoise et républicaine, une société de fêtes et de plaisirs qui réclame qu’on donne d’elle l’image d’une réussite et d’un bonheur de vivre. Pour ce faire, les nabis vont réaliser toutes sortes de décorations et de panneaux aux sujets liés à la vie contemporaine : scènes urbaines et de jardins publiques, scènes intimistes, scènes symboliques. Ils se lancent dans la création de nombreux objets décoratifs qui vont des éventails aux papiers peints en passant par des paravents, des vitraux, des tapisseries.

Ils s’illustrent également dans le domaine des arts graphiques. Ils créent des estampes et des affiches destinées, soit à des revues d’art, soit à des programmes de théâtre. Ils conçoivent des décors et des mises en scènes de théâtre.

En 1892, arrive dans le groupe Georges Lacombe, le « nabi sculpteur », Aristide Maillol, Josef Rippl-Ronai, Jan Verkade « le nabi obéliscal », ainsi surnommé en raison de sa haute taille et de sa maigreur, et Félix Valloton « le nabi étranger » car il est Suisse.

Les expositions des nabis se succèdent d’année en année. Le 10 décembre 1895, au Théâtre de l’Œuvre, dans les décors de Sérusier et Bonnard, a lieu la première représentation d’Ubu Roi.

En 1900, paraît le « Parallèlement » de Paul Verlaine, illustré de nombreuses lithographies de Bonnard. Cette année-là, les nabis participent à une dernière exposition et le groupe de départ des nabis se disloque. Les plus faibles sont étouffés par ceux qui affirment leur personnalité : Bonnard, Vuillard, Valloton, Maurice Denis et Maillol.

Paul Sérusier (1863-1927)

Paul Sérusier est le fondateur du groupe. Fils d’un directeur de parfumerie, il fit de solides études. C’est lui, rappelons-le, qui exécuta la fameuse palette considérée comme un « talisman ».

Ses longues théories (il inventa un cercle chromatique), ses filles-fleurs un peu exsangues ne parviennent guère à convaincre. Il voulait peindre ce qu’il appelait « l’image mentale » et s’intéressait à la théosophie.

Il finit par créer des compositions dépouillées, mais pauvres à la fois de forme et de couleur et qui relèvent plus de l’art d’un idéiste que celui d’un plasticien.

Maurice Denis (1870-1943)

Maurice Denis est la figure centrale ralliant le symbolisme aux nabis. Intelligent et cultivé, c’est lui qui définira, mieux encore que Sérusier, l’esthétique des nabis. Théoricien du groupe, il publie une définition du néo-réalisme.

L’un des mérites de Maurice Denis est d’avoir – après un voyage d’études en Toscane – reporté l’attention sur les Primitifs. Sa peinture est marquée par un symbolisme poétique.

Il réalise de nombreuses lithographies, illustrant « Voyage » de Verlaine et « Le voyage d’Urien » de Gide, des programmes illustrés et des décors de théâtre. Très actif dans le domaine des arts décoratifs, il crée des cartons de vitraux, des céramiques, des papiers peints, des meubles et une affiche.

Catholique à l’esprit mystique, il crée les Ateliers d’Art Sacré. En 1899, il décore la chapelle du Collège Sainte-Croix au Vésinet.

Pierre Bonnard (1867-1947)

Peintre, aquarelliste, dessinateur, graveur et affichiste, il suivit des études de Droit avant de devenir membre du groupe des nabis. Etranger à toute préoccupation d’ordre littéraire, les théories symboliques et mystiques de Denis et Sérusier le touchent peu, il est surtout fasciné par les estampes japonaises.

A ses débuts dans une sorte de modern-style, il réalise un nombre considérable d’œuvres dans des techniques variées : peintures, panneaux décoratifs, gravures, affiches, éventails, paravents, programmes illustrés et décors pour théâtre. Puis il devient le peintre des scènes d’intimité sous la lampe, des enfants à la sortie de l’école, des femmes étendues dans des baignoires. Son œuvre est un éloge à la femme dans un espace quotidien. Il évoque Paris, ses places, ses boulevards, ses cafés et ses passantes des places montmartroises.

S’éloignant progressivement du cercle des nabis, il se consacre plus souvent au plein air. Il devient le peintre des goûters sous les arbres autour des tartes où bourdonnent les guêpes, des coquelicots, des maisons de campagnes aux portes ouvertes sur l’été.

Henri-Gabriel lbels (1867-1936)

Peintre, dessinateur et graveur talentueux, il réalise un grand nombre de caricatures, d’affiches et d’illustrations, d’un humour parfois grinçant. Il collabore à des revues anarchistes.

Après 1900, il cesse de peindre pour se consacrer exclusivement à l’illustration et devient membre actif de la Société des dessinateurs humoristiques.

Edouard Vuillard (1868-1914)

Peintre, dessinateur, décorateur et graveur, il fréquente les milieux symbolistes, s’intéresse aux arts décoratifs et travaille pour le théâtre de l’Œuvre.

En 1891, il partage le même atelier que Bonnard et Maurice Denis. Il préfère les scènes intimistes dans un décor bourgeois et calme, les scènes de rue et les portraits dont il dégage une poésie retenue et un charme discret. Il exécute de grandes décorations murales.

Moins imprégnées de féminité que celles de Bonnard, les scènes d’intimité de Vuillard sont plus nuancées, dans le goût de Fragonard.

Vers 1900, son art commence à se limiter à un éloge du bourgeois français dont il fait le portrait sans humour.

L’obsession du fini atteint le peintre à tel point qu’à partir de 1906, il atrophie son talent dans interprétation stricte de la réalité. Ses dernières œuvres sont celles d’un documentaliste précis et sans mystère.

Edouard Vuillard, Jardins publics, Paris, musée d’Orsay.

Paul-Elie Ranson (1864-1909)

Ranson initie les nabis à l’ésotérisme, aux philosophies orientales et à la théosophie. Son atelier, surnommé « Le Temple », abrite les réunions du groupe au début des années 1890, ainsi qu’un petit théâtre de marionnettes animé par les nabis.

Il réalise des lithographies en couleur pour la « Revue blanche », des cartons de tapisseries et des tableaux de caractères décoratifs. Il crée des décors inspirés de l’imagerie orientale.

Paul-Elie Ranson, Paysage nabique,
collection Josefowitz.

Ker-Xavier Roussel (1867-1944)

Camarade de Vuillard au Lycée Condorcet, il devient son beau-frère. Après de bons débuts sous l’influence des nabis où il peint des natures mortes, des scènes familières, des portraits et paysages, il s’adonne à une plaisante et facile mythologie.

Kerr-Xavier Roussel. Le Jardin ou La Fenêtre.
Vitrail, Paris, collection particulière,
prêté par l’intermédiaire de la galerie Bernheim-Jeune.

Georges Lacombe (1868-1916)

Sa mère qui est peintre lui enseigne le dessin, son père, un ébéniste d’art, le travail du bois. Il pratique la peinture puis la sculpture et réalise des figurines en bois pour le petit théâtre de marionnettes de Ranson.

Mort à 42 ans, aujourd’hui oublié, il est l’auteur de curieux paysages aux mers ourlées de vagues à la japonaise et de bois sculpté qui rappellent le genre « lit breton » de Gauguin.

Aristide Maillol (1861-1944)

C’est en 1893 qu’il fut mis en rapport avec les nabis. Alors peintre, il est déjà séduit par les courbes des femmes amplement déployées. Il fait surtout de l’art décoratif, de la tapisserie, et vit misérablement. Souffrant de la vue, il renonce à peindre et se met à la sculpture en commençant par le bois. Il se limite à un type de nu féminin dans lequel s’opposant à Rodin et au coup de pouce apparent, il reprend le modelé lisse et la forme ramassée et monumentale.

Félix Valloton (1865-1925)

Peintre, dessinateur, graveur et écrivain d’origine suisse, de naissance protestante, Valloton, s’il devient l’ami des nabis, resta toujours indépendant de leur groupe. Maître du noir et blanc, dans sa recherche du réalisme, il pousse souvent jusqu’à la caricature, dans un style parfois méchant et souvent morbide. Il écrit plusieurs ouvrages pessimistes dont « La vie meurtrière » et peint des nus féminins de facture brutale et sèche, aux formes raidies, dans des tons aux nuances acides, révélant des intentions acerbes.

Collaborateur du « Rire », du « Courrier français » et du « Cri de Paris », il fait preuve d’un esprit caustique.

Jean Verkade (1868-1946)

Il rencontre Gauguin à son arrivée à Paris en 1891. Sérusier l’Initie à l’ésotérisme et à la théosophie. Verdake, qui est protestant, se convertit au catholicisme en 1892. Il voyage en Italie puis se rend à l’Abbaye de Beuron près de Munich où il séjourne quelque temps tout en restant en contact épistolaire avec les nabis. Il réalise des fresques décoratives dans des monastères.

En 1897, il prononce ses vœux monastiques. Il se rend en Palestine en 1909 et abandonne la peinture en 1914.

Jozsef Rippl-Ronai (1861-1927)

Apprenti-pharmacien, il étudie la peinture à Munich puis à Paris. Il est très lié à Maillol avant de rencontrer les nabis qui remarquent une exposition de ses œuvres. Ses créations dans le domaine des arts décoratifs (tapisseries, assiettes et plats décorés, verrerie) sont très appréciées en France et en Hongrie.

Il s’installe définitivement en Hongrie en 1902 et abandonne le symbolisme.

208. Jöszef Rippl-Rônai. Dame en robe rouge.
Budapest, musée des décoratifs.

Que dire en conclusion de l’art et de l’univers des nabis que nous avons mieux connus ou même découverts au cours de cette très large exposition ?

Apparemment les nabis sont étrangers à la vie sociale de leur époque et semblent s’être tenus à un univers très protégé. Deux exemples viennent immédiatement à l’esprit : l’intérêt pictural que les Impressionnistes portent à l’industrie (trains en gare, cheminées d’usines) ne semble pas avoir inspiré les nabis qui restent hors du temps, comme l’expression tragique de « Rosa la Rouge » de Toulouse-Lautrec que nous avons vue au Musée d’Orsay lors de la visite de la Collection Barnes ne se retrouve pas dans leurs silhouettes ou portraits de femmes.

Nous trouvons essentiellement chez les femmes des nabis l’expression de leur milieu social : la bourgeoisie, petite ou grande, que l’on voit vivre dans son décor.

D’autre part, on sait ce que le siècle suivant fera de l’expression de Verkade : « Des murs, des murs à décorer… », mais ce n’était alors que les murs des vastes salons bourgeois de la fin du XIXème siècle, salons dans lesquels les nabis semblent avoir toujours vécu.

Ne suivons pas cependant l’avis d’une très moderne histoire de l’Art (Eclectis – Cercle d’Art) dans laquelle H.W. Janson écrit : « Les nabis furent moins remarquables par leurs talents de peintres que de théoriciens capables d’énoncer des principes et de justifier les objectifs du post-impressionnisme ».

En effet, on ne peut ignorer leurs nombreux descendants dans la peinture européenne à travers l’explosion des Arts Décoratifs et n’est-ce pas là l’accession de chacun à la Société de Consommation et les œuvres remarquables de l’Autrichien Klimt (vues en Janvier 1986 à l’exposition du Centre Pompidou « Vienne 1880-1938) et du Tchèque Mucha.

Nous pouvons retrouver les nabis, cette fois dans leur univers plus personnel et quotidien au Musée du Prieuré à Saint-Germain.

 

FICHE DE VISITE

LES NABIS
LE RETOUR DES PROPHETES
1888 -1900

« Le petit déjeuner de Misia Natanson, 1899 (détail)
P. Bonnard

Automne 1888

Une petite huile sur bois de 27 cm sur 22 cm : le Talisman, bouleverse le cours de l’histoire réalisé par Paul Sérusier sous la dictée de Gauguin à Pont-Aven :

– « Comment voyez-vous ces arbres ? » lui demande Gauguin.

– « Jaunes » répondit Sérusier.

– « Eh bien, mettez du jaune, le plus beau de votre palette. Cette ombre ? »

– « Plutôt bleue ».

– « Peignez-la avec de l’outremer pur. Et ces feuilles ? »

– « Rouges ».

– « Mettez du vermillon ».

1889

Un groupe de peintres, des « copains à la Jules Romains », animé par Sérusier, influencé par Gauguin et le symbolisme se réunit sous le nom de « Nabis ». En Hébreu, le nabi est le prophète, l’homme inspiré par Dieu : Bonnard, le nabi japonard, Maurice Denis, le nabi aux belles icônes, Sérusier, le nabi à la barbe rutilante, Vuillard, le zouave porte une longue barbe !)

1890

Maurice Denis, le porte-parole le plus connu du groupe donne du tableau sa définition célèbre :

« Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un

« cheval de bataille, une femme nue ou une

« quelconque anecdote, est essentiellement

« une surface plane recouverte de couleurs

« en un certain ordre assemblées ».

Exalter la couleur pure, simplifier la forme en réaction contre les impressionnistes jugés trop fidèles à la nature selon Gauguin, remplacer l’image par le symbole : tel est le but des Nabis.

Etendre leur champ d’application de la peinture à toutes les formes de décorations : cartons de tapisseries, projets de vitraux, dessins de tissus et papiers peints, décors de théâtre, etc…

C’est ainsi qu’ils pressentiront la grandeur de personnalités aussi singulières que Van Gogh, Cézanne, Odilon Redon et Mallarmé en littérature, mais qu’ils seront également les peintres de la vie privée quotidienne « le petit déjeuner de Misia Natanson » ou « Intimité » de Bonnard, peut-être les nuances cachées de ce que l’on appellera bientôt l’inconscient.

Monique Broutin

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