LES FONTAINES PARISIENNES

Thèmes: Art, Histoire, Géologie, Sciences    Conférence du mardi 23 novembre 1993

LES FONTAINES PARISIENNES

Par Hervé Manéglier, Docteur ès sciences. – Membre de l’Académie de l’eau. – Chevalier des Arts et des Lettres

Dans les premiers âges, la Seine fournit aux populations l’eau dont elles ont besoin, mais au fur et à mesure de l’expansion démographique, les habitations s’écartent du fleuve. Les Romains, experts en travaux hydrauliques, entreprennent la construction de l’aqueduc d’Arcueil qui amène dès le 4ème siècle de 1500 à 2000 m3 d’eau par jour.

Il faut attendre 1000 ans, au début du 13ème siècle, pour que des travaux de captage soient entrepris par les religieux du Prieuré Saint-Lazare. L’aqueduc ainsi construit alimente à partir du Pré-Saint-Gervais, une léproserie puis quelques fontaines publiques.

Regard de l’aqueduc du Pré-Saint-Gervais

De même, les moines de Saint-Martin-des-Champs captent les eaux de Belleville au moyen d’un aqueduc qui alimente leur communauté, ainsi que celle toute proche des Templiers. L’aqueduc de Belleville, comme celui du Pré-Saint-Gervais, alimente les fontaines publiques.

Le réseau ainsi constitué demeure dérisoire face à la demande croissante d’une population déjà très dense en 1292.

L’eau reste une denrée rare, réservée en priorité à un petit nombre de privilégiés.

Au début du 17ème siècle, Henri IV fait construire sur la Seine, à la hauteur du Pont-Neuf, la pompe de la Samaritaine, mue par le courant du fleuve. L’ouvrage alimente le Louvre, les Tuileries, diverses concessions et aussi de nouvelles fontaines. Son débit est d’environ 700 m3 par jour.

Pompe de la Samaritaine

En 1623, Marie de Médicis, reprenant l’aqueduc romain, fait édifier un aqueduc qui conduit les eaux de Rungis et de l’Haÿ-les-Roses jusqu’au Palais du Luxembourg. Chaque jour, 1000 m3 d’eau supplémentaires arrivent ainsi à Paris.

En 1669, un moulin à blé situé sur la Seine près du Pont Notre-Dame est transformé en établissement hydraulique. Cette pompe permet d’élever de 1500 m3 le débit d’eau par jour, alimentant de nouvelles concessions et davantage de fontaines.

Pompe Notre-Dame

Une concession est le don le plus précieux que le roi puisse accorder en raison de l’extrême rareté de l’eau. Elle est surtout réservée aux Grands de la Cour et aux communautés religieuses. Branchée directement sur les aqueducs et les fontaines, elle constitue la première forme de distribution d’eau à domicile.

En 1777, les fréres Périer reçoivent du Parlement l’autorisation de construire sur les berges de la Seine des « pompes à feu », mues par la vapeur. Ce sont les pompes de Chaillot et du Gros-Caillou, d’une production respective de 4100 et 1300 m3 d’eau par jour.

Les frères Périer fondent, la même année, la Compagnie des Eaux dont le but est d’alimenter en eau chaque rue et chaque maison. Mais si les pompes entrent bien en fonctionnement, la seconde partie du projet reste sans lendemain.

Dès son arrivée au pouvoir, Bonaparte décide la construction du canal de l’Ourcq qui alimente les anciennes fontaines taries et celles que l’Empereur fait construire.

Vue du bassin du canal de l’Ourcq

La toute nouvelle abondance de l’eau (70 000 m3 supplémentaires chaque jour) permet le lavage des rues et des égouts, et la lutte contre les incendies s’en trouve renforcée.

La recherche de nouvelles ressources se poursuit de 1833 à 1841 par le forage du puits artésien de Grenelle. Mais son eau tiède et ferrugineuse ne constitue qu’un maigre apport.

Dans la même période, le réseau de canalisations se développe rapidement et devient bientôt assez dense pour permettre l’alimentation progressive de tous les immeubles à partir d’une fontaine située dans la cour de chaque habitation.

Jusqu’au Second Empire, la notion de qualité de l’eau demeure très superficielle. Toute eau limpide, fraîche et agréable au goût est considérée comme potable.

Le nombre des fontaines de puisage étant limité, la population aux revenus modestes préfère l’eau des puits plus nombreux. Même la population qui peut payer l’eau de la Ville préfère souvent l’eau des puits car elle est claire et fraîche. Mais sous cette apparence trompeuse d’une boisson agréable, elle est un abominable bouillon de culture et cache le spectre du choléra.

Il est évident pour tous que le choléra est lié à une mauvaise hygiène : aux eaux souillées, aux déjections de toute sorte qui stagnent au milieu des rues, aux immondices et aux vidanges que l’on concentre en certains endroits de la ville. Et lutter, cela veut dire assainir, donner de I’eau pure, construire des égouts et faire entrer le soleil dans les rues.

Paris croule sous les immondices. Malgré les quelques rues que Philippe-Auguste fut le premier à faire paver, une boue noirâtre recouvre tout. Les eaux ménagères jetées dans les rues, les tas d’ordures, les déjections des hommes et des animaux pourrissant sur place et s’amoncelant, donnent naissance à cette boue noire et puante caractéristique du paysage parisien.

Tout le sous-sol parisien est corrompu, car, aux infiltrations de cette boue, s’ajoutent les rejets directs des anciens égouts à ciel ouvert dont les eaux putrides descendent dans la nappe souterraine.

Les cimetières concourent également à cette pollution. On laisse les corps en terre en attendant la décomposition des chairs. Les ossements sont ensuite placés dans un charnier attenant à l’église. Au Père-Lachaise le sol est constitué par des marnes vertes qui retiennent une nappe d’eau. Les tombes qu’on y creuse se transforment en bassin. Les fossoyeurs doivent vider cette eau avec des seaux. Cette eau s’écoule vers les puits d’eau potable en contrebas de Ménilmontant où les habitants s’empoisonnent ainsi avec les sécrétions des vivants et la décomposition des morts.

Les seules eaux qui soient potables sont alors celles de la Seine que le courant renouvelle constamment, mais à condition que les égouts ne se déversent pas dans les zones de prélèvement.

En 1850, on distribue plus de 86 000 m? d’eau par jour pour une population d’un million d’habitants. Cette distribution alimente le service public et le service privé. Le service public est constitué par les fontaines décoratives, les fontaines de puisage, les bornes-fontaines et les bouches de lavage et d’incendie. Le service privé est constitué par les fontaines marchandes où s’alimentent les porteurs d’eau et des concessions directes, c’est-à-dire l’eau à domicile.

Les habitants qui possèdent, dans la cour de leur immeuble, un robinet sont rares et le prix de la concession est cher. Les autres doivent s’alimenter grâce au négoce des porteurs d’eau et, là encore, les tarifs sont élevés. L’eau du service de distribution de la ville, qu’elle arrive par porteur ou par robinet est un luxe.

Ceux qui ont la chance d’habiter à proximité d’une fontaine de puisage vont chercher l’eau eux-mêmes et il ne leur en coûte rien. Mais la cohue est grande et la corporation des porteurs d’eau y fait régner la terreur.

À cette époque, les quartiers bas de Paris, qui sont les plus riches et les plus peuplé sont alimentés par l’eau du canal de l’Ourcq et celle de la Seine. Cette distribution est techniquement mauvaise puisque l’eau n’arrive pas à monter au-delà du premier étage. Et bien qu’il y ait un robinet dans la cour, les porteurs d’eau sont partout nécessaires. Par ailleurs, si l’eau de la Seine peut être bue sans inconvénient, l’eau du canal de l’Ourcq devient franchement mauvaise et, avec l’eau des puits particuliers, elle a sa part de responsabilités dans l’extension des épidémies de choléra.

Quand en 1854, Haussmann est nommé Préfet, il décide de doter Paris d’une distribution d’eau pure pour prévenir le retour des épidémies. Il demande un rapport sur toutes les sources situées aux alentours de la Capitale et qu’il serait possible de dériver.

Son idée est d’abandonner les puits et la distribution des anciennes eaux pour mettre a la disposition des habitants une boisson exempte de toute souillure et qui rendrait à jamais impossibles les épidémies de choléra.

Haussmann décide de créer de toutes pièces un nouveau réseau dont la pression serait suffisante pour atteindre les étages élevés dans tous les quartiers et qui serait alimenté avec de l’eau de source.

La première adduction est rendue possible grâce à une source exceptionnelle qui jaillissait dans le nord de la Brie, aux alentours de Château-Thierry. Elle a permis d’amener l’eau de source à Ménilmontant par l’aqueduc de la Dhuis. Le fait d’avoir pu amener 7000 m? par jour en contrebas de Belleville est ressenti par l’Empereur comme un formidable évènement. Mais les opposants aux eaux de sources sont toujours virulents.

Le réservoir construit sur le versant nord de Ménilmontant permet de maintenir une pression correcte dans les conduites et d’alimenter les nouveaux arrondissements. Une seconde dérivation alimente les quartiers de la rive droite en y amenant les eaux captées aux environs de Troyes.

Haussmann poursuit cependant son idée : créer un service privé qui distribuerait l’eau potable dans les maisons et aux fontaines marchandes et qui serait alimenté en eau de source et un service public pour les bornes-fontaines et le lavage des rues qui le serait à partir de l’eau de l’Ourcq.

Défendant l’eau du canal, les services municipaux s’y opposent et les propriétaires des maisons refusent d’avoir à payer les distributions d’étage.

Jusqu’alors, la capitale a vécu dans un manque d’eau chronique qui a rendu indispensable le recours aux puits. On estime à 3 litres par jour et par habitant la quantité d’eau distribuée aux Parisiens par les porteurs. Après la dérivation du canal de l’Ourcq, environ 20 litres d’eau par jour et par habitant sont fournis.

Mais la population augmente et il faut améliorer la distribution en construisant de nouveaux points d’eau. On assure une première distribution d’immeubles dans les quartiers riches qui veulent s’affranchir de la pesante tutelle des porteurs d’eau, et environ 1500 bornes-fontaines sont implantées sur les trottoirs des quartiers pauvres.

Le confort de la distribution augmente mais la qualité sanitaire du liquide distribué continue de décroître.

Compte-tenu de l’importance du trafic fluvial qui emprunte le canal de l’Ourcq à la traversée de Paris, le Bassin de la Villette reçoit les déjections d’environ 1500 mariniers. Tout repose donc sur la Seine qui est la seule ressource fournissant une qualité correcte.

Au fur et à mesure que la distribution d’eau de l’Ourcq se répand, on commence à pouvoir envisager le nettoyage de certaines rues. Cela faisait bientôt mille ans que celles-ci n’avaient subi d’autre lavage que celui des orages.

Aussi les conséquences de ces nouveaux volumes affectés au service de nettoyage entraîne vers la Seine cette boue historique. Les bas quartiers se débarrassent également de leur boue et des immondices qu’ils avaient jusqu’à présent conservés.

C’est ainsi que l’eau de la Seine commence lentement à perdre aussi sa potabilité. L’important réseau d’égout rejetant en Seine qu’Haussmann prévoyait de construire va contribuer à accélérer ce processus de dégradation.

La difficulté réside moins dans la quantité d’eau à distribuer que dans la qualité de cette eau. La dérivation de l’Ourcq fournit des volumes suffisants. On l’a d’ailleurs améliorée. Des machines à vapeur remontent l’eau de la Marne pour charger le canal dont la portance est telle que trente millions de mètres cube sont maintenant fournis aux Parisiens. À cette adduction s’ajoutent de nouvelles pompes remplaçant la vieille pompe hydraulique de la Samaritaine et celle de Notre-Dame.

Les fontaines coulent donc et les bouches de lavage sont toujours correctement alimentées.

La Fontaine Maubuée

En janvier 1855, Haussmann adopte les nouveaux principes qui vont dorénavant régir I’alimentation en eau de la capitale.

Il y a désormais deux réseaux totalement distincts. L’un transporte de l’eau de source, l’autre continue à transporter l’eau de l’Ourcq, de la Seine ou de la Marne.

Le premier est intégralement affecté au service privé, c’est-à-dire à la distribution dans les maisons, le second au service public, c’est-à-dire à la distribution dans les rues.

Les propriétaires peuvent faire installer un poste d’eau à robinet dans la cour de l’immeuble. Les locataires peuvent, moyennant finances et sans faire appel aux porteurs d’eau, s’approvisionner sans sortir dans la rue pour aller à la fontaine. Les postes d’eau se développent lorsque la pression est suffisante pour atteindre les étages.

Seuls les quartiers pauvres continuent à s’alimenter aux fontaines qui sont branchées sur le réseau public.

L’arrêt de mort des fontaines est signé.

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ANNEXE

Nous sommes un certain nombre à apprécier le pittoresque des anciens noms parisiens. Alors, si vous le voulez bien, et sans nous attarder sur les bienfaits des travaux d’Haussmann et de Belgrand dont nous avons parlé à diverses reprises, remontons le cours de l’histoire.

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« Donnez de l’eau aux Parisiens » avait reçu comme conseil Bonaparte, devenu Premier Consul. Il s’y attacha par l’aménagement et la construction des canaux parisiens et la construction des fontaines. Leurs noms « Desaix », « du Palmier », « l’Égyptienne », témoignent, entre autres, que les Parisiens pouvaient s’approvisionner en eau… et se faisaient rappeler en même temps les succès et les faits d’armes de l’Empereur. Décrivons l’une d’elles, puisque Victor Hugo y situe quelques épisodes de ses « Misérables » : « La fontaine de l’Éléphant située sur l’emplacement de la Bastille… Le décret du 9 février 1810 porte qu’il y sera élevé une fontaine sous la forme d’un éléphant en bronze fondu avec les canons pris sur les Espagnols insurgés. Cet éléphant sera chargé d’une tour et l’eau jaillira par sa trompe ». Suit alors une description enthousiaste…

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Remontons au XVIIIème siècle et retenons les noms de certaines fontaines qui furent alimentées par les pompes de Chaillot, du Gros-Caillou et du Pont-Notre-Dame : la fontaine des Blancs-Manteaux, du Basfroi, la fontaine Trogneux, celle de la Petite Halle, celle du Regard des Enfants Trouvés ou de l’Échelle. Leur utilité fut grande car les eaux de l’aqueduc de Belleville venaient d’être retirées de plusieurs fontaines pour être exclusivement employées au lavage du grand égout qui ne constituait encore qu’en un simple fossé.

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Un siècle plus tôt avec l’arrivée des eaux de Rungis — qui n’alla pas sans contestation d’ailleurs, car les frais de cet ouvrage avaient été payés par un droit d’entrée imposé sur les vins — des eaux de Belleville, du Pré-Saint-Gervais et l’installation de la pompe du Pont-Notre-Dame, s’ajoutant à celle dite de la Samaritaine, de nouvelles fontaines avaient été offertes aux Parisiens. On peut retrouver celles des Capucins, des Cordeliers, ordres monastiques, mais saurait-on retrouver « La fontaine d’Amour », située butte Saint-Roch au coin de la rue des Moineaux et de celle des Moulins. Malgré ces efforts, réels mais insuffisants, l’eau manquait de toutes parts et le gouvernement ne cessait de faire des concessions d’eau. « Plus il était pauvre, plus il se montrait libéral », c’est le jugement que portera le conventionnel J.A. Dulaure dans sa remarquable — mais fort partiale — « Histoire de Paris ».

Mille ans s’étaient écoulés depuis la construction des deux aqueducs romains : celui de Chaillot vers l’emplacement de ce qui sera plus tard le Palais Royal et celui de Rungis-Arcueil qui arrivait au Palais des Thermes de Julien l’Apostat et de leurs jardins, aqueduc que reprendra 1200 ans plus tard, Catherine de Médicis pour ses jardins et Palais du Luxembourg.

Ainsi se termine ce rapide aller-retour historique à la recherche des anciennes fontaines parisiennes.

E.B.

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