CAMILLE CLAUDEL OU LES LARMES D’EROS

 

Thèmes: Arts, Sculpture                                             Conférence du jeudi 26 novembre 1992

CAMILLE CLAUDEL OU LES LARMES D’ÉROS

Jeudi 26 novembre 1992, Reine-Marie Paris, historienne, nous a parlé de sa grand-tante : Camille Claudel.

Le destin de Camille Claudel, fut un désastre. Riche des dons les plus éminents, talent, intelligence, courage, elle mène une carrière artistique hors du commun, aidée par des maîtres excellents, dont l’un, Auguste Rodin, fut pour elle bien plus qu’un maître.

Elle a 19 ans lorsqu’elle devient son premier disciple féminin. Rodin, quadragénaire très discuté, n’est pas encore le maître mondialement célèbre.

Depuis la découverte dans les archives du Musée Rodin de la lettre d’amour de Rodin à Camille, datée de 1883, on sait que la jeune fille fut immédiatement sa maîtresse. On imagine facilement la stupeur de la jeune artiste, fraîchement sortie de sa province, n’ayant pour tout bagage que sa détermination d’exercer le métier de sculpteur, lorsqu’elle franchit le seuil de l’atelier du « Sieur Rodin », ou elle fut directement confrontée au nu.

Les deux premières années de leur liaison furent pour l’un et l’autre une période heureuse. La commande de « La Porte de l’Enfer » a Rodin, fournit à l’élève Camille un champ d’expérimentation inespéré qui lui permit de compléter son apprentissage tout en affirmant son style.

La lettre de 1883 révèle que Rodin vécut cet amour avec une passion effrénée et que Camille exerça d’emblée sur lui la cruelle domination de la jeunesse et de la beauté tout comme elle l’exerça sur son frère.

Contrairement à ce que dit Rodin, l’amour ne « stérilise » nullement les deux artistes.

Rodin ouvre son style au lyrisme avec son « Éternelle Idole », sa « Danaïde » dont Camille serait le modèle, ses « Sirènes », son « Baiser ». Il deviendra le sculpteur halluciné des enlacements. On ne sait qui inspire l’autre, le thème du couple apparaît simultanément chez Camille. Mais c’est dans le regard qu’ils portent sur l’amour, que les artistes divergent.

Chez Camille, la représentation du couple sera empreinte de chaste volupté ou de chasteté voluptueuse, chez Rodin elle sera pétrie dans la matière avec des mains de masseur nubien, le « nez sur le morceau », c’est-à-dire sur le sexe.

Le premier couple que Camille nous donne à admirer s’intitule « Çacountala » en 1888.

On sait que Camille faisait de longues stations au Musée Guimet où elle se familiarisait à la symbolique de l’amour en Inde et en Extrême-Orient.

Dans toutes les religions l’union sexuelle est la répétition de l’acte premier, de l’union du ciel et de la terre, du soleil et de la lune chez les Hindous, l’union mystique chez les Chrétiens, de Dieu et de l’âme.

Il est significatif que Camille, l’incroyante, ait précisément choisi de sculpter le couple d’amoureux du poème mystique « Sakountala », du grand dramaturge indien Kalidasa qui vécut au Vème siécle. L’instant représenté est celui des retrouvailles, la « seconde avant le contact », l’union parfaite de l’âme et du corps.

Quoi de plus étranger à Rodin que ce couple qui magnifie l’amour en ce qu’il a de plus transparent et de lumineux, lui qui en contrepoint nous livre son « Baiser » en échange. L’évidence du discours de Rodin est manifeste, même lorsqu’il cherche à s’élever avec l’énergie farouche qu’on lui connaît, le couple du « Baiser” est une représentation banale de l’acte sexuel où l’homme va prendre possession de la chair qui s’offre à lui, comme un brave homme, après une journée de travail, fera l’amour sans imagination et s’endormira satisfait et repu.

Il ne viendrait à l’esprit d’aucun commentateur d’écrire sous sa plume le mot « chaste » devant les créatures de Rodin.

Au contraire, la représentation de l’homme chez Camille s’inscrit dans un espace négatif. C’est la promesse qui ne peut être tenue parce qu’elle est porteuse d’une déception d’autant plus forte que l’amour est plus grand. Déception nécessaire pour atteindre l’absolu.

Connaissant l’homme Rodin, ce gros homme ventripotent, la barbe embroussaillée, pétri de désirs charnels, l’imaginer aux pieds de « sa fleur qui parle, de sa fleur intelligente », serait un spectacle réjouissant si on n’en connaissait la fin lamentable.

Le nu chez Rodin « ne pense qu’a ça » pour reprendre expression de Ph. Sollers. On devient voyeur malgré soi devant les modèles féminins sortis tout droit de l’imaginaire sadien.

Rien de tel chez Camille. Elle voit le corps de l’homme en souffrance, noué, repli de muscles rétrécis sur eux-mêmes comme « L’Homme Penché » ou en allégeance comme le corps agenouillé de l’homme de « L’Abandon ou en tuteur du corps de la femme qui se sert de lui pour conserver un équilibre précaire dans « La Valse »

C’est certainement « La Valse » (1895) qui, des œuvres de Camille, est la plus subtilement érotique ou du moins la moins brutalement sensuelle. Les premières recherches de Camille pour « La Valse » datent de 1890. À cette époque, les relations avec Rodin se sont détériorées, mais Camille ne s’est pas complètement détachée de l’emprise de l’artiste. La preuve en est que les corps des danseurs sont complètement nus.

L’inspecteur des Beaux-Arts du moment répondant à l’appel de l’artiste qui désirait en avoir la commande en marbre par l’État, examine l’œuvre et y décèle d’emblée l’influence de Rodin. Pour échapper à cette comparaison exaspérante pour Camille, il lui commande d’habiller ses valseurs, la nudité accusant la lourdeur du mouvement.

L’œuvre ne peut-être acceptée, dit-il. Le violent accent de réalité qui s’en dégage lui interdit, malgré son incontestable valeur, une place dans une galerie ouverte au public.

Le « Baiser » de Rodin qui date de 1886 connut les mêmes critiques, mais plus entêté que Camille, il ne céda pas à la pudibonderie régnante et dédaigneuse des quolibets qu’il suscitait, et exposa son « Baiser » dans divers lieux publics.

C’est ainsi qu’en 1893, le gouvernement français l’ayant prêté pour une exposition à Chicago, il fut placé dans une salle spéciale où l’on ne pouvait pénétrer qu’avec une autorisation individuelle. Quelques années auparavant, « La Danse » de Carpeaux avait été jugée obscène !

Camille ne se soumit qu’a moitié aux injonctions de l’inspecteur des Beaux-Arts. Elle fit pendant trois mois, retranchée dans sa campagne de Villeneuve-sur-Fère, des études de draperie. L’inspecteur reçut une lettre de Camille lui proposant de venir dans son atelier pour constater le résultat.

L’inspecteur établit alors un second rapport : « Mademoiselle Claudel, avec une persistance héroïque a cherché à mieux faire, ou plutôt à relever la remarquable plastique de son sujet par une couleur plus franchement symbolique, et je dois reconnaître que ses difficiles recherches et ses efforts consciencieux ont été couronnés de succès. Ce ne sont plus deux vulgaires danseurs nus lourdement accouplés, mais un gracieux enlacement de formes superbes balancées dans un rythme harmonieux au milieu de l’enveloppement tournoyant des draperies ».

L’abondance d’écharpes et de voiles qui répondait au souci pudibond du Ministère a suscité la critique suivante lors de l’exposition de cette œuvre à Bruxelles : « La Valse » a évidemment de la passion, de la fièvre et du mouvement, trop de mouvements même. La draperie qui tourbillonne autour du couple est confuse et manque d’attaches : elle embrouille le groupe, masque les lignes et ressemble autant à une broussaille qu’à une draperie ».

Cette critique a sans doute incité l’artiste à créer une troisième version où disparaît toute draperie au-dessus de la hanche. Cette dernière version est certainement la plus sensuelle.

La valse (1895)

Il est intéressant de noter que dans le cycle de « La Valse », Camille accomplit une démarche différente de celle suivie dans les autres cycles. Ainsi, dans le cycle de « La Petite Châtelaine » (1895), l’artiste part du simple portrait d’une petite fille, pour terminer sur le portrait d’une petite folle aux yeux d’hallucinée, aux cheveux aux longues torsades de serpents.

La petite châtelaine (1895)

Au Salon de 1898, le « Balzac’ de Rodin est traité de fumisterie, de monstruosité, de fœtus et autres amabilités. Quant à Camille, elle avait déjà donné son appréciation du « Balzac’ en 1896, rejoignant les artistes défenseurs de Rodin, avec Debussy, Octave Mirbeau, Courteline, Jules Renard etc. « Je la trouve très grande et très belle. En somme, je crois que vous devez vous attendre à un grand succès, surtout auprès des connaisseurs qui ne peuvent trouver aucune comparaison entre cette statue et toutes celles dont jusqu’à présent on a orné la ville de Paris « . Par cette lettre, on voit que les ressentiments personnels de Camille contre « l’homme » Rodin, n’entament pas l’admiration pour l’artiste.

Cette même année, Camille façonne « L’Âge Mûr » et « Persée et la Gorgone ». Ces deux œuvres exposent les mêmes thèmes : la séparation, le temps qui passe, la déchéance, la mort.

« L’Âge Mûr » – Dans cette forme capitalisée du destin, l’adieu aux amours terrestres, selon Paul Claudel, on peut voir une jeune femme à genoux, nue, un corps magnifique, aux formes charnues mais cependant délicates, tout en courbes et ondulations qui exprime plus la tendresse que l’érotisme ou la sexualité. Face à la beauté, la jeunesse, la sensualité du corps épanoui, la décrépitude, 1a vieillesse, les sources taries de la vieille femme au ventre desséché. L’homme, au pas lourd du forçat, suit l’inexorable vieillesse qui l’entraîne vers son destin. C’est le renégat aux outrages, avec ses nerfs à vifs, ses mains pétries par le temps.

On dit que Rodin se refusa à voir cette œuvre exposée en public et fit tout pour qu’elle ne soit pas fondue en bronze.

L’Âge Mûr (1898)

 

« Persée et la Gorgone” (*) – Contrairement à « L’Âge Mûr », la femme n’est plus nue dans la plénitude de ses formes, mais décapitée, le visage tuméfié, déformé par les épreuves, les yeux hagards, épouvantés, la chevelure en serpents.

« Quelle est cette tête à chevelure sanglante, sinon celle de la folie ? Mais pourquoi n’y verrais-je pas plutôt une image du remords ? » dit Paul Claudel. Dans la symbolique de Gorgone, Méduse (*) renvoie à la culpabilité.


(*)- Monstres fabuleux avec une chevelure de serpents qui changeaient en pierre quiconque les fixait, les Gorgones étaient trois sœurs : Sthéno, Euryalé et Méduse, la seule mortelle. Polydectès, amoureux de la mère de Persée et voulant se débarrasser de lui, lui enjoint de rapporter la tête de Méduse. Persée la tue en se servant de son bouclier poli comme un miroir pour ne pas la regarder.

Déjà, en 1893, cinq ans avant « Persée », « La Faute« , qui représente une jeune-fille accroupie sur un banc, qui pleure, devant ses parents, est bien l’image du remords qu’elle nous donne d’elle-même.

Elle dit à son frère que, dorénavant, elle habillera ses petites figurines, que ce n’est plus « du Rodin ». Le drame de son avortement qui se situe à cette époque a certainement contribué au rejet de Rodin, rejet charnel et rejet artistique. Comme elle ne réussit pas à s’approprier Rodin, elle l’écarte. D’où les larmes d’Éros. Éros est un échec pour ceux qui caractérisent l’érotique par la possession. Le refus de Rodin de l’épouser a été ressenti par Camille comme un échec. Elle le quitta. II faut rendre hommage à son courage tout en regrettant cet acte d’auto-défense qui ne fit que la précipiter dans son enfer. Camille a présumé de ses forces.

Elle vient de rompre définitivement avec Rodin. Elle loue un atelier rue de Turenne, loin du boulevard d’Italie où vit Rodin. Elle démissionne de la Société Nationale des Beaux-Arts dont Rodin est le Président. La rupture a été longue et douloureuse.

Camille vit en recluse, dans la pauvreté car elle n’a jamais eu de succès commercial. Certaine d’avoir été spoliée, avilie, bafouée par Rodin, de lui avoir tout donné, son corps, son travail, son imagination, elle est victime d’une névrose obsessionnelle. Elle tourne le dos à la vie.

Elle est internée en 1913. Inconnue et misérable, elle meurt le 19 octobre 1943 à l’âge de soixante-dix neuf ans.

L’œuvre de Camille Claudel est une histoire d’amour malheureuse : chez elle, Éros pleure de ne pas être aimée. Son œuvre est une auto-biographie, curieuse auto-biographie qui n’est pas écrite, mais sculptée ou dessinée. Elle donne à Éros une histoire, un temps vécu.

Chez Rodin, Éros c’est l’orgasme. Chez Camille, Éros c’est un drame, c’est-à-dire le récit d’une femme qui aime un homme qui ne veut pas connaître l’amour.

L’œuvre de Camille Claudel n’est pas « érotique », au sens où le corps, objet de désir, est voué au regard et au jeu, mais Camille Claudel est « érotique » au sens où l’amour se nourrit du désir.

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