CLÉOPÂTRE, DE LA RÉALITÉ AU MYTHE

Thèmes: Art, Civilisation, Histoire                                                                         Conférence du mardi 4 novembre 2025

CLÉOPÂTRE, DE LA RÉALITÉ AU MYTHE

Par Madame Anne-Marie TEREL, conférencière en histoire de l’art.

INTRODUCTION

La reine d’Egypte Cléopâtre VII (69 av. J-C-30 av. J-C), est la plus connue des reines de l’Antiquité mais bien plus à cause de ses amants, Jules César et Marc Antoine, que par son action de femme d’Etat. Oubliée à la fin de l’Antiquité, sa notoriété commence à la Renaissance et ne cesse de croître jusqu’à nos jours où elle devient une icône dans bien des domaines : littérature, peinture, cinéma, publicité etc. Alors qu’elle était grecque elle est présentée comme une séductrice égyptienne. Il faut donc distinguer la Cléopâtre historique du mythe.

I Cléopâtre dans l’histoire.

Royaume de Ptolémée 1er en 301 av. JC (source wikipedia).

Cléopâtre est née en 69 avant notre ère à Alexandrie. Elle est la dernière souveraine de la dynastie des Ptolémée dont l’origine remonte à Ptolémée Ier, un des généraux d’Alexandre le Grand qui devient satrape (gouverneur) de l’Egypte, de la Cyrénaïque (nord-est de la Libye actuelle) et de Chypre à la mort du conquérant en 323 av. JC. En 305 il devient roi et pharaon d’Egypte et fonde sa dynastie et tous ses successeurs seront pharaons d’Egypte, sous le nom de Ptolémée pour les hommes.

Ptolémée XII (règne 80-58 et 55-51av. JC), le père de Cléopâtre est un souverain assez faible et sa fille Bérénice IV (règne 58-55 av. JC), demi-sœur aînée de Cléopâtre, s’empare du pouvoir en 58 av. J-C. Il fuit alors avec sa fille cadette Cléopâtre à Rome où cette dernière est impressionnée par la richesse et la puissance que dégage la capitale de l’Empire. Ptolémée XII est restauré sur son trône de pharaon par les Romains moyennant une importante somme d’argent. Même si l’Egypte est une nation théoriquement indépendante, elle est de fait contrôlée par Rome. Cléopâtre devient reine d’Egypte en 51 av. JC sous le nom de Cléopâtre VII, avec l’épithète de philopator (qui aime son père). Comme il est de tradition chez les familles régnantes égyptiennes, elle épouse son frère âgé de 12 ans qui devient Ptolémée XIII. Elle partage le pouvoir avec lui de 51 à 47 av. JC. Il est manipulé et mal conseillé ce qui rend le règne de Cléopâtre compliqué. En 48 av. J-C éclate la guerre civile, Cléopâtre part se réfugier en Palestine. Là, elle constitue une armée de mercenaires afin de reprendre le pouvoir en Egypte. À la même période à Rome, c’est l’apogée du conflit entre César et Pompée. Battu par les troupes de César, Pompée se réfugie en Egypte où le jeune Ptolémée XIII le fait assassiner en 48 av. JC pensant s’attirer les faveurs de Jules César. Or César vit cet assassinat comme un affront à Rome et il attaque le jeune pharaon à Alexandrie, lui infligeant une lourde défaite en brulant sa flotte. Ce feu mal contrôlé cause la destruction partielle de la célèbre bibliothèque d’Alexandrie, œuvre majeure de Ptolémée 1er. Le jeune pharaon meurt et César remet Cléopâtre sur le trône, tout en maintenant trois légions en Egypte. En 48 av. JC, à Alexandrie elle a une liaison Jules César mais ce dernier doit repartir combattre les derniers partisans du général Pompée puis il rentre à Rome. En 47 elle accouche d’un garçon, Ptolémée-César dit Césarion. Elle partage le pouvoir avec Ptolémée XIV le frère cadet de Ptolémée XIII. En 46 av. J-C, César convoque Cléopâtre et son fils à Rome. Cela provoque une vague de haine contre la reine d’Egypte. Après l’assassinat de César en 44 av. JC, Cléopâtre retourne à Alexandrie. Après la mort de Ptolémée XIV en 44 av. JC, potentiel rival qu’elle aurait fait assassiner, elle partagera le pouvoir de 44 à 30 av. JC avec Ptolémée XV dit Césarion, pharaon d’Égypte, fils supposé de Jules César et non reconnu de lui et de Cléopâtre VII. Mais César désigne comme héritier son petit neveu Octave, qu’il avait adopté. Césarion est assassiné en 30 av. JC sur ordre d’Octave -le premier empereur romain, qui craignait une rivalité avec son « frère ».

Cléopâtre a beaucoup veillé à la grandeur de son fils et Césarion est représenté dans la tradition égyptienne comme un dieu sur les façades des temples comme sur le relief du grand temple d’Hathor à Denderah).

À Rome, après l’écrasement des Républicains, l’Orient est dévolu à Marc Antoine dans le cadre du second triumvirat. Il reprend le grand projet de César : organiser une grande expédition contre les Parthes et pour cela il convoque plusieurs souverains orientaux à Tarse. Connaissant son goût pour le faste, Cléopâtre arrive dans un grand navire à la poupe dorée et aux voiles pourpres. Elle invite Marc Antoine à bord pour un grand banquet et ils entament une liaison qui durera dix ans. Cléopâtre voulait consolider sa position en Orient et garantir la richesse de l’Egypte.

Les Parthes attaquent à l’Est et Marc Antoine mène une courte contre-offensive mais en 40 av. J-C il rentre à Rome où il épouse la sœur d’Octave, Octavie. A la même époque, Cléopâtre accouche de jumeaux, un garçon, Alexandre-Hélios (le Soleil) et une fille Cléopâtre-Séléné (la Lune).

En 37 av. J-C Marc Antoine entame une nouvelle campagne contre les Parthes et subit à nouveau une défaite, Cléopâtre était restée à Alexandrie pour donner naissance au troisième enfant du couple, Ptolémée-Philadelphe. Marc Antoine persévère dans son désir de combattre les Parthes et mène une troisième campagne en 35 av. J-C. Sa victoire lui permet de contrôler de nouveaux territoires et l’Arménie et la Médie font allégeance à Rome. Marc Antoine part fêter son triomphe non pas à Rome mais à Alexandrie et après s’être marié avec Cléopâtre, bien que son mariage ne soit absolument pas reconnu par Rome, il décide de partager les territoires orientaux entre ses enfants. Césarion est proclamé roi des rois sous le nom de Ptolémée XV, Alexandre-Hélios reçoit l’Arménie et les terres au-delà de l’Euphrate, Ptolémée-Philadelphe se voit attribuer la Syrie et l’Anatolie et Cléopâtre-Séléné, la Cyrénaïque. Ces décisions ne font qu’envenimer les relations déjà tendues avec Octave et l’affrontement militaire est inévitable. Cléopâtre contribue grandement à l’effort de guerre et alors qu’il dispose de troupes plus aguerries et de la supériorité numérique, Marc Antoine est battu à la bataille navale d’Actium. Cléopâtre est rendue responsable de la défaite par les écrits romains contribuant ainsi à renforcer sa légende noire.

Afin de marquer la défaite de Marc Antoine et de Cléopâtre, Octave fait donner à ses troupes des pièces de monnaies ayant sur une face son portrait et sur l’autre un crocodile enchaîné symbolisant la soumission de l’Egypte. Les deux amants se suicident en 30 av. J-C. De nos jours, le tombeau de Cléopâtre reste introuvable. Octave fait tuer Césarion et emmène à Rome les trois enfants de Cléopâtre et Marc Antoine, où ils sont élevés par Octavie restée fidèle à la mémoire de son mari. Cléopâtre-Séléné épousera Juba II, roi de Maurétanie (la Maurétanie est au nord du Maroc actuel) et restera fidèle à la mémoire de sa mère et à ses origines ptolémaïques. En 27 avant notre ère, l’Egypte devient une province romaine marquant ainsi la fin définitive de l’Egypte pharaonique.

II Cléopâtre : une femme de son temps.

Cléopâtre vit à Alexandrie, un grand centre économique et culturel de cette fin de premier siècle avant notre ère. L’Egypte est le grenier à grain de l’Empire romain mais aussi un pays producteur d’or et de produits artisanaux. Le port d’Alexandrie joue un rôle clé dans les échanges entre les produits qui viennent d’Orient, comme les épices ou les bijoux et ceux du bassin méditerranéen. Cet essor économique s’accompagne d’un rayonnement culturel dont le symbole est la grande bibliothèque d’Alexandrie qui comptait plus de 400 000 ouvrages et le centre d’études qui y était intégré.

Le grec est la langue officielle de l’Egypte ptolémaïque mais on peut entendre de nombreuses langues car Alexandrie est une cité abritant des Grecs, des Arabes, des Juifs et aussi des Romains. Cléopâtre, soucieuse d’être proche de ses sujets, est polyglotte et elle est la seule de sa dynastie à parler l’égyptien, la langue du petit peuple. Elle sait lire les hiéroglyphes. Plus tard, le philosophe Plutarque (46-125) la décrira comme « une femme particulièrement érudite et polyglotte ».

Évoluant dans le milieu de la haute aristocratie macédonienne, Cléopâtre connaît aussi bien Zeus, dont la sculpture couronnait le phare d’Alexandrie que des dieux égyptiens tels Isis ou Osiris. Elle honorait ses propres ancêtres divinisés ou les divinités adorées par les peuples qui composaient son royaume. De nombreux temples ont été construits sous les Ptolémées. Cléopâtre s’assimile à la déesse Isis et c’est une manière de se rapprocher de ses sujets égyptiens. Il y a une certaine fusion entre le panthéon grec et l’égyptien, ainsi Isis est représentée en Aphrodite ou Déméter ; Sérapis est une divinité syncrétique qui rassemble les traits de Zeus et d’Hadè.

En ce qui concerne le physique de Cléopâtre nous avons bien peu de sources fiables. On ne connaît le visage de la reine égyptienne que de deux manières : les monnaies et quelques sculptures. On peut supposer que son physique était assez banal car les écrits – largement postérieurs à sa mort, notamment ceux de Plutarque (46-125) ou de Dion Cassius (163 – 235), portent essentiellement sur ses capacités intellectuelles. Sur le tétradrachme d’Ascalon, une pièce d’argent commune en Orient après la conquête d’Alexandre, Cléopâtre apparaît de profil, parée de colliers et boucles d’oreille, portant une coiffure dite en côte de melon et un chignon sur la nuque. Le fameux nez royal est fort et busqué.

Ce nez de Cléopâtre n’est-il qu’un détail de l’histoire comme l’écrivait Pascal : « … le nez de Cléopâtre, s’il eut été plus court, toute la face de la terre aurait changé. ». Quant au buste de Berlin, il représente une jeune femme banale tout comme celui du Vatican.

III Cléopâtre : une légende et une icône.  

Durant l’Antiquité, la légende de Cléopâtre est écrite par les Romains qui font d’elle une séductrice sans scrupule et une menace pour Rome. Elle surnommée grossièrement regina meretrix (reine prostituée) par Pline l’Ancien (23-79). De nombreuses lampes à huile sont décorées avec des scènes la caricaturant, comme celle qui la montre s’accouplant avec un crocodile en tenant une palme de victoire.

A l’opposé au VIIe siècle, les Coptes d’Egypte écrivent une légende dorée sur la dernière souveraine d’Egypte. Les Arabes voient eux aussi en Cléopâtre une grande souveraine.

C’est au XVe siècle que réapparaît Cléopâtre en Occident grâce à l’intérêt porté aux textes anciens. On reprend l’image négative des Romains. Ainsi la reine d’Egypte est souvent vue comme une nouvelle Eve. Dante dans La divine comédie la place dans le cercle où sont punis les luxurieux. D’autres œuvres montrent une Cléopâtre plus complexe comme par exemple la pièce Antoine et Cléopâtre écrite par Shakespeare. Cléopâtre reste présente dans la littérature du XXe siècle comme l’attestent les romans d’Hortense Dufour Cléopâtre la fatale et d’Irène Frain Cléopâtre, l’inimitable.

En art, on retrouve Cléopâtre dans bien des peintures ayant souvent pour thème son arrivée à Tarse par Tiepolo, Jordaens, Tadema ou encore Gérôme, mais c’est surtout sa mort qui est l’objet de nombreuses œuvres comme cette gravure de Michel Ange au XVIème siècle, au XVII siècle comme avec Guido Cagncaci ou Claude Vignon, au XVIII avec Antoine Rivalz ou Jean-André Rixens au XIXème siècle.

Au XXIe siècle l’Iranienne Nazanin Pouyandeh reprend un tableau de Guido Cagnacci représentant Cléopâtre pour en faire une version réactualisée dénonçant ainsi l’oppression des femmes en République islamique.

En sculpture on doit distinguer deux traditions, la grecque et l’égyptienne. Les sculptures grecques nous montrent la reine vêtue du chiton et coiffée du bandeau plat (diadema) des souverains hellénistiques et les traits du visage sont réalistes (buste de Berlin et du Vatican ; cf. infra). A l’inverse, l’iconographie égyptienne n’est pas réaliste : il s’agit de faire apparaître Cléopâtre comme une souveraine pharaonique traditionnelle, notamment sur les bas-reliefs des temples.

Au début du XIXe siècle, avec les expéditions de Napoléon Bonaparte en Egypte et le déchiffrement des hiéroglyphes, l’Europe se passionne pour l’Orient. Le courant orientaliste ne représente Cléopâtre que comme une reine d’Egypte, avec le nemes des pharaons alors qu’elle était gréco-macédonienne (chiton et diadème n’apparaissent jamais).

De nombreuses œuvres scéniques sont consacrées à Cléopâtre aussi bien en musique (classique ou contemporaine) : opéra de Haendel, opéra de Massenet, cantate pour soprano de Berlioz, clip de Katy Perry Dark Horse, qu’au théâtre : en 1890 Sarah Bernhardt joue le rôle de Cléopâtre. Au cinéma on peut mentionner Cléopâtre de Cecil B. DeMille (1934) avec Claudette Colbert dans le rôle de la reine d’Egypte ou Les légions de Cléopâtre (1959) avec Linda Cristal mais l’actrice qui a incarné Cléopâtre pour des générations de cinéphiles est Elizabeth Taylor dans le film Cléopâtre de Joseph Mankiewicz (1963). Cette interprétation est si marquante que la poupée Barbie représentant Cléopâtre a les traits de Liz Taylor. La reine d’Egypte apparaît également dans des films comiques (Astérix et Obélix : mission Cléopâtre) ou des comédies musicales.

En 1965 Cléopâtre rentre dans la bande dessinée avec Astérix et Cléopâtre, cette dernière ayant elle aussi les traits de Liz Taylor.

Par ailleurs, l’image de la reine d’Egypte a servi à plus de 1500 produits : chocolat, sardines, lessives, savons, colle, Play mobil, etc.

CONCLUSION

Si bien longtemps Cléopâtre VII a été présentée négativement, les sources de l’Antiquité la jugeant sévèrement, au XXIe siècle, de nombreux historiens souhaitent nous présenter une reine plus complexe et authentique. Cléopâtre était une femme d’Etat qui se définissait comme grecque et égyptienne et souhaitant redonner à son royaume la puissance qu’il avait eu au début de l’ère hellénistique même si pour cela il fallait nouer de subtiles alliances avec Rome.

Au XXe siècle et de nos jours le cinéma et le marketing ont fait de Cléopâtre une authentique icône bien loin de la reine historique.

 

Bibliographie :

– Maurice SARTRE, Un rêve de puissance. Tallandier, 2018

– Bernard LEGRAS, Cléopâtre l’Egyptienne, Les belles lettres, 2021

– François de CALLATAY, Cléopâtre superstar : icône marketing à l’heure du numérique.  Académie Royale, 2025.

 

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