LE RHIN, AXE MAJEUR ET FONDATEUR DE LA CIVILISATION OCCIDENTALE

Thèmes : Histoire, Géographie, Société                                                                                                            Mardi 22 janvier 2019

 LE RHIN, AXE MAJEUR ET FONDATEUR DE LA CIVILISATION OCCIDENTALE 

Par Monsieur Eugène JULIEN. Conférencier et diplômé de l’Ecole Nationale de l’Administration.

INTRODUCTION

A propos du Rhin, Victor Hugo écrivait en 1845 « C’est un fleuve féodal, républicain, impérial, digne d’être à la fois français et allemand. Il a toute l’histoire de l’Europe… ».

Indéniablement, le Rhin est un axe clé dans l’histoire européenne, tantôt frontière comme au temps de l’Empire Romain, tantôt au cœur d’un empire au temps du Saint Empire Germanique avant de redevenir le centre de contestation de deux puissances la Prusse et la France et enfin fleuve ré-unificateur lors de la naissance du projet européen de Jean Monnet et Robert Schuman. Jusqu’à nos jours, le Rhin reste une ligne imaginaire entre le monde latin sur la rive gauche et le monde germanique et anglo-saxon sur la rive droite.

I – Le Rhin : frontière de division et lieu de conflits.

Au temps de l’Empire Romain on trouve deux Europe, une romanisée et une dite barbare. Durant de nombreuses décennies les Romains ont cherché à dominer et acculturer les tribus germaniques qui vivaient au nord du Rhin, Alamans, Burgondes, Dace. Cependant, suite à la défaite de Teutoburg, près de l’Elbe, en l’an 9 de notre ère où le général romain Varus perd quelques quinze mille hommes, l’empereur Auguste décide d’établir définitivement la frontière de l’Empire au Rhin, et au Danube vers l’Est. Cette zone frontière de l’Empire n’est pas une zone délaissée, c’est au contraire une région qui comprend de nombreux forts et beaucoup de centres dédiés au culte de Mithra, dieu très important du panthéon romain et dont le culte était très organisé.

A la chute de l’Empire Romain au Ve siècle, c’est le christianisme et ses communautés monastiques qui les remplaceront. Avec Charlemagne, au IXe siècle, la lutte contre les païens reprend et de grandes régions vont devenir chrétiennes, et là encore le Rhin joue un rôle essentiel. En effet, le nouvel empereur choisit Aix-la-Chapelle comme capitale et le Rhin se retrouve au centre du Saint Empire Germanique qui s’étend de la France jusqu’à la Bavière et de la Baltique jusqu’à la Lombardie. A la mort de Charlemagne, son empire est divisé entre ses trois fils. A l’Ouest, Charles II le Chauve règne sur la Francie et à l’Est c’est le royaume de Louis le Germanique. Le centre de l’empire, qui va des Pays-Bas à la Lombardie en passant par la Lorraine et la Bourgogne, est laissé à Lothaire Ier qui prend le titre d’Empereur. Ses deux frères craignant une domination de ce dernier, signent le premier acte franco-germanique, c’est le serment de Strasbourg de 842, premier texte officiel rédigé en français et en allemand. Ce royaume central rhénan disparaîtra à la défaite de Charles le Téméraire face à Louis XI en 1477, intégrant la Bourgogne à la France et la Franche Comté au Saint Empire Germanique.

Charlemagne est le monarque qui avait imposé la culture chrétienne dans tout son empire. Trois centres étaient particulièrement importants, Cologne, Trèves et Mayence. Cette soumission à la papauté entraîne le premier conflit entre un monarque et le Pape. En effet, le Pape nomme les évêques et par conséquent leur attribue une quantité non négligeable de terres qui sont de fait sous l’autorité de l’Eglise et non du Roi. Henri IV (1056-1107) discute cet état de fait et en 1076 à Worms, il destitue le Pape. Ce dernier en représailles, excommunie le Roi. Finalement un accord est trouvé ce qui aboutira au Concordat de Worms signé en 1122 entre Henri V et le Pape Calixte II qui stipule que le Pape continue de nommer les évêques mais qu’il doit auparavant obtenir l’accord du roi. Ce conflit est un conflit fondateur qui en entraînera d’autres, aussi bien en France comme en Angleterre.

Tout au long du Moyen-Age le Saint Empire Germanique devient extrêmement puissant et un esprit de croisade naît. Les chevaliers teutons lancent leur première croisade vers les pays baltes puis vers le sud et conquièrent la Lombardie. En 1450, la taille de l’Empire est énorme, ainsi il s’étend d’Ouest en Est de la Bourgogne jusqu’aux royaumes de Pologne et de Hongrie et, du Nord au Sud du Danemark à la Lombardie.

Au XVIe siècle, apparaît la Réforme qui engendrera de nombreux conflits sanglants dont la guerre de Trente ans (1618-1648). Lors de ce conflit, Louis XIV en s’alliant avec la Suède, pourtant protestante, réussit à briser l’hégémonie du Saint Empire Germanique. Ainsi en 1648, le Traité de Westphalie qui met fin au conflit sera aussi le fondateur de l’Europe moderne. En effet, les Pays-Bas deviennent indépendants des provinces unies espagnoles du Sud (Belgique actuelle) et le Saint Empire Germanique éclate en principautés, villes libres et évêchés.

Au tout début du XIXe siècle Napoléon et sa « Grande France » remettent le Rhin au centre de la nouvelle Europe. La carte de l’Europe se redessine, Napoléon crée le royaume batave, le royaume de Westphalie et la Confédération du Rhin. Il impose aussi une administration et un regroupement des régions à la française. En 1815, après la défaite de Napoléon, on revient au découpage en petits Etats. Pourtant, plus tard, Bismarck cherchera à faire une unité afin de constituer une nation forte conformément à la montée des nationalismes à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.  Avec la défaite de 1870, l’Alsace et une partie de la Lorraine deviennent allemandes et c’est la création du IIe Reich (1871-1918) ; le Rhin après avoir été totalement français sous Napoléon 1er, devient totalement allemand jusqu’à la fin de la Grande Guerre. En 1933, Hitler crée le IIIe Reich qui disparaîtra en 1945. Le Rhin redevient une frontière. Grâce à l’Union européenne, le Rhin n’est plus un lieu de conflits mais une voie de communication et d’échange entre les deux grandes puissances que sont l’Allemagne et la France.

II – Le Rhin : haut lieu de spiritualité.

Dès la chute de l’Empire Romain, le christianisme a été la force unificatrice et commune de l’Europe. Le développement des abbayes cisterciennes par Saint Bernard (1090-1153) explose. Ainsi entre 1100 et 1300, 697 abbayes sont créées formant un maillage culturel important à travers le continent mais plus particulièrement dans la zone rhénane. Cet élan de foi se manifeste par de hautes figures mystiques comme Hildegarde de Bingen (1098-1179), Eckart von Hochheim (1260 ? – 1323 ?) ou Jean Tauler (1300 ? – 1361). C’est aussi durant cette période que naît l’antisémitisme avec les premiers pogroms à Strasbourg, Worms et Mayence. L’antisémitisme se généralise et se renforce avec le temps des croisades vers l’Orient (1096-1215) et la peste noire de 1347. Les Juifs sont repoussés massivement vers les pays de l’Est, Pologne, Russie et Lituanie, créant ainsi le « yiddishland ».

C’est aussi sur les terres qui bordent le Rhin que vont naître deux nouvelles formes de religiosité qui vont préparer la voie à la Réforme. C’est la Devotio Moderna de Thomas A. Kempis (1379-1471) qui cherche à instaurer une nouvelle piété basée sur la vie du Christ, et les pensées du réformateur tchèque Jean Hus (1369-1414) qui dénonce les mœurs corrompues de l’Eglise et prône l’usage du tchèque à la place de l’allemand. Hus sera finalement brûlé. Quelque cent ans plus tard, apparaît la figure de Martin Luther (1483-1546) qui outré des mœurs décadentes de l’Eglise prône le retour à l’austérité et à la lecture des textes bibliques. Comme chacun doit pouvoir lire les Evangiles il traduit en allemand la Bible latine. Luther, convoqué par l’Inquisition de Charles Quint à Worms en 1521, craint le pire mais bien qu’excommunié et condamné pour ses écrits, il aura la vie sauve. Cet épisode de la naissance du protestantisme s’est joué sur les rives du Rhin et marquera profondément l’Europe qui se retrouvera partagée entre catholicisme et réformisme. En 1555 l’accord d’Augsbourg qui stipule que la religion du Prince détermine la religion officielle de la région met fin aux conflits religieux. La Réforme engendre une demande accrue d’égalité sociale qui atteint son apogée avec la guerre des paysans de 1525. Ces derniers récusent les fondements de « droits » et « privilèges » non fondés sur l’Evangile ou la Bible. Luther ne soutiendra pas ces mouvements, bien au contraire, et la révolte est écrasée. Par ailleurs, l’aristocratie soutien la Réforme car cela lui permet de récupérer les biens du clergé. Certaines communautés désirant vivre selon les stricts préceptes bibliques comme les anabaptistes ou les mennonites sont pourchassées et partiront s’établir en Amérique où ils fonderont les communautés amish, nom dérivé de Jakob Ammam fondateur en 1693 en Alsace de la communauté anabaptiste. Si Luther était fermement opposé aux revendications paysannes il en était de même avec les Juifs envers qui il tient des propos très violents. L’antisémitisme se renforcera durant le IIe Reich aussi bien en Allemagne qu’en Autriche ou en France où il atteindra son apogée avec l’affaire Dreyfus, un Juif Saint Cyrien d’origine alsacienne. Cet antisémitisme généralisé amènera Theodor Herzl (1860-1904) à écrire en 1896 que les Juifs ne pourront être en paix que si l’on crée un « Etat des Juifs ». Et, c’est à Bâle que se tient le premier Congrès sioniste mondial en 1897 au cours duquel seront définies les principales lignes de ce mouvement. Contrairement à ce que pensait Herzl, ce projet sera porté par les Juifs du « yiddishland » (Golda Meir, Ben Gourion ou Ménahem Begin) et non ceux d’Europe occidentale.

III – Le Rhin : creuset de révolutions socio-économiques et techniques.

A la Renaissance, les marchands et les riches artisans jouent un rôle de plus en plus important dans la société. Trois villes situées à proximité du Rhin vont être capitales dans le nouvel ordre économique qui s’instaure. Le capitalisme est né à Bruges, Anvers et Amsterdam. Ces trois villes introduisent de nouvelles techniques, une nouvelle classe de marchands et un cosmopolitisme des échanges jamais connu auparavant. Par ailleurs la Hanse, association des cités marchandes de la Baltique et de la mer du Nord, constituée d’abord par les marchands de Lübeck, Hambourg et Cologne et qui dès le XIVe siècle comptera environ 80 villes, joue un rôle important dans la puissance économique du Nord de l’Europe. Le Rhin est un véritable axe de commerce avec ses 400 péages et le port de Rotterdam, qui, jusqu’à récemment était toujours le premier port du monde. Quant à la Ruhr avec les centres de Duisburg et d’Essen, elle était le symbole de la toute puissance industrielle allemande.

Bien des révolutions techniques, mécaniques et chimiques sont apparues sur les bords du Rhin. Mais, celle qui transforma radicalement le destin de l’Europe et du monde fut la mise au point de l’imprimerie par Gutenberg (1397-1468) né à Mayence et qui mit au point sa technique de caractères amovibles à Strasbourg en 1455. Grâce à l’imprimerie les universités connaissent un essor sans précédent et de nouvelles idées, parfois contestataires, émergent, les langues vernaculaires se développent tout comme les consciences nationales. Grâce à l’imprimerie on redécouvre les connaissances grecques de l’Antiquité aussi bien en philosophie, qu’en sciences ou en médecine. L’Europe prend deux siècles d’avance. L’imprimerie est une arme si puissante que l’Empire ottoman la fera interdire et le premier livre ne sera imprimé qu’en 1715.

Si les rives du Rhin ont vu la naissance et l’essor du capitalisme elles verront aussi l’apparition de la vision marxiste du monde industriel. En effet, Karl Marx (1818-1883) un juif allemand né à Trèves a commencé sa carrière par une publication de journal à Cologne, rapidement interdite. Il publie son manifeste du Parti communiste en 1848. L’idée de lutte des classes ne sera abandonnée par le SPD qu’en 1959 lors du célèbre Congrès de Bad Godesberg près du Rhin.

IV – Le Rhin : symbole de paix et de coopération en Europe.

Entre 1870 et 1945, le Rhin a été le cœur des conflits entre la Prusse puis le IIIe Reich et la France. A la fin de la seconde guerre mondiale l’idée de Monnet et de Schuman est que la paix en Europe ne peut passer que par un accord entre la France et l’Allemagne. La première réalisation concrète de ce projet ambitieux sera la création en 1949 du Conseil de l’Europe.  Ce dernier siège à Strasbourg et comporte une assemblée parlementaire de 321 membres, un comité de ministres et une cour des Droits de l’Homme à laquelle quelques 800 millions de citoyens européens dans 47 pays peuvent faire appel.

Après la défaite du IIIe Reich et son militarisme prussien, l’Allemagne rhénane rejoue un rôle important dans l’histoire allemande : Bonn devient la capitale de la RFA et Konrad Adenauer, le maire de Cologne, devient le premier Chancelier de l’après-guerre.

L’Union européenne politique et ses trois capitales, Bruxelles (la Commission), Strasbourg (le Parlement) et Luxembourg (la Cour) sont dans le giron du Rhin, tout comme le cœur de l’Europe économique, Francfort accueillant le siège de la Banque Centrale Européenne. Bien que l’Europe soit passée de six membres (les membres fondateurs du Traité de Rome) à 28 membres de nos jours, le centre de gravité reste l’axe rhénan.

Dans ce vaste bassin du Rhin où se concentrent les pouvoirs politiques et économiques, naissent aussi les contestations à l’Union européenne. Personne ne peut dire ce qu’il adviendra de cette crise. Deux conclusions s’imposent : on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde une zone aussi intégrée économiquement et socialement et nul même parmi les plus fervents opposants à l’UE n’arrive à dessiner un schéma de désintégration totale de cet ensemble.

V – Le Rhin : lieu de rêverie, de musique et de littérature.

Si indéniablement le Rhin est le cœur d’une puissance économique et politique, il est aussi un centre culturel important. Goethe est né à Francfort en 1749, c’est l’un des plus grand écrivain allemand, chef de file du mouvement « Sturm und Drang ». Le fait que les centres culturels allemands à travers le monde se nomment les instituts Goethe montre bien l’importance de cet écrivain. Les frères Grimm, Jacob (1785-1863) et Wilhelm (1786-1859), qui ont passé leur vie à retrouver et publier les contes et légendes germaniques sont nés eux aussi dans une petite ville (Hanau) toute proche de Francfort. Les contes « Blanche-Neige » ou « Raiponce » seront mondialement connus avant qu’Hollywood ne s’en empare. Le bassin rhénan a vu aussi naître une grande figure de la musique, Beethoven. Né à Bonn en 1770, c’est un enfant prodige qui donne son premier concert à huit ans. Bien qu’étant sympathisant des idées révolutionnaires françaises il s’oppose à l’hégémonie napoléonienne. Il fut le précurseur du romantisme allemand avec notamment ses 32 sonates pour piano et ses 9 symphonies.

Les berges du Rhin inspirent de nombreux romantiques, ainsi Wagner composera son « Or du Rhin », œuvre romantique par excellence, en s’inspirant de ce fleuve mythique. Le romantisme était né en réaction au monopole de la philosophie de la Raison des Lumières et en réaction au classicisme inspiré de l’Antiquité. Les sentiments, la Sehnsucht (la nostalgie), le mystère et le secret sont désormais mis en avant. La brumeuse vallée rhénane inspirera à merveille les artistes de ce courant.

CONCLUSION

Le Rhin est un creuset des idéologies marquantes de l’histoire européenne voir mondiale : capitalisme, nationalisme, marxisme, fascisme, réformisme ou vision européenne. C’est aussi un creuset spirituel : mysticisme, croisades, art roman, gothique, protestantisme et esthétique. Le futur lui aussi se jouera sur les rives de ce fleuve mythique car l’Allemagne et la France sont bien les moteurs de notre Europe commune face à la montée des populismes.

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