Thèmes: Histoire, Littérature, Société Conférence du mardi 20 mai 2025
LA RUSSIE TERRE DE LIVRES, ENTRE LE LU ET LE VÉCU

Par monsieur Yves GAUTHIER, écrivain, traducteur — plus de 50 ouvrages russes traduits en français —, spécialiste de la Russie, membre sociétaire de la Société des gens de lettres.
INTRODUCTION
La Russie a une longue tradition littéraire et les publications russes figurent parmi les plus traduites, preuve de leur qualité. Les Russes sont aussi de grands lecteurs, en dépit d’une érosion propre à notre époque, et leurs préférences en disent long sur leur rapport à la réalité.
De nos jours, surtout depuis le conflit avec l’Ukraine, de nombreux écrivains russes sont exilés ou ne sont publiés qu’à l’étranger, contribuant ainsi à l’hémorragie dont souffre la littérature russe actuelle. Il n’en demeure pas moins que lire un auteur russe, c’est ouvrir la plus belle fenêtre qui soit sur ce pays, ses gens, leur imaginaire, leur mentalité, leur regard sur le monde, leurs valeurs.
I – La lecture reflet d’une société
Étudier les meilleures ventes littéraires d’un pays permet de mieux connaître les centres d’intérêt d’une société. La Russie n’échappe pas à cette règle.
Depuis une quinzaine d’années, le livre le plus vendu en Russie est le roman 1984 de George Orwell. Deux millions d’exemplaires vendus depuis 2014 ; et de février à mars 2022, date de l’invasion de l’Ukraine, les ventes de cet ouvrage ont augmenté de 134 %.
Ceci s’explique par le fait qu’en Russie le genre littéraire le plus prisé est la dystopie, une utopie noire dont 1984 est l’exemple le plus connu. Le message qui émane de cette constatation est clair : demain sera pire qu’aujourd’hui. Par ces lectures, les gens révèlent leurs peurs et cherchent à les conjurer.
Observer les requêtes faites sur les moteurs de recherche, Google par exemple, nous offre aussi un baromètre éloquent. Parmi les questions les plus posées par les Russes au début de 2022 : « Comment vit-on en Corée du Nord ? ». Là encore, il semblerait que l’avenir d’une société ostracisée soit une source de préoccupation.
La meilleure vente actuelle est un ouvrage de développement personnel et de bien-être (Olga Primatchenko, Tendre avec soi-même), la troisième meilleure vente un roman sentimental (Anna Jane, Adorable sorcière). La société a besoin de sortir du stress engendré par la situation du pays. On peut noter également qu’au neuvième rang des meilleures ventes figure une autrice chinoise, très connue en Russie (la trentenaire Mo Xiang Tong Xiu dans le genre de la fantasy). Cela reflète la pénétration culturelle et économique de la Chine en Russie. Cette dernière est dépendante de la Chine dans bien des domaines, y compris militairement bien que ce fait ne soit pas reconnu et prête à controverse.
II – Place de la censure en Russie
Mark TsybulskiLa littérature russe a toujours été un espace de liberté alternatif à l’espace social. Si la censure existait sous les tsars, un ministère de la Censure (Glavlit) est créé sous le régime soviétique. En 1989, Gorbatchev l’abolit. Paradoxalement, certains voient dans cette abolition des conséquences néfastes sur la créativité, l’argument étant que la présence de la censure obligeait les écrivains à développer des stratégies littéraires innovantes de contournement. Un bel exemple est celui de Vladimir Vyssotski, acteur et auteur de textes et de chansons qui, parce qu’elles sont interdites, vont circuler clandestinement et connaître un énorme succès, l’interdiction officielle ne faisant qu’accroître l’intérêt. Une manière de reconnaître la qualité d’une œuvre consistait dans le constat qu’elle subissait la censure. Citons à propos le critique : « Il faut bien reconnaître que les gens qui « dirigeaient la culture » en Union soviétique avaient le goût particulièrement sûr. Ils repéraient instantanément les écrivains, poètes, peintres et réalisateurs hors ligne, intéressants, et « s’acharnaient dessus » aussitôt. Et ce sans exception, du moins serions-nous incapables de citer une seule campagne officielle de dénigrement d’un médiocre. »
Oleg ErmakovDe nos jours, il n’y a pas de ministère de la Censure à proprement parler, mais des outils juridiques sont disponibles. Ainsi, peuvent être interdites des œuvres faisant offense aux sentiments religieux, engendrant de fausses nouvelles — un roman, œuvre de fiction par excellence, peut-être facilement condamné pour « fake »… Ces outils permettent l’interdiction de nombreux textes et ouvrages qui ne paraissent plus qu’en exil. Certains auteurs restés en Russie publient désormais à l’étranger, comme . Redisons-le : la dernière décennie a été marquée par une importante hémorragie littéraire et culturelle dans une Russie où, malgré tout, la littérature reste très prisée et les salons littéraires, très fréquentés.
III – Les récits de voyage
Il existait déjà au XVIIIe siècle une tradition du récit de voyage en Russie. Bien souvent, le voyage permet une observation attentive et fine d’une société, mais, dans le cas de la Russie, les écrivains voyageurs ont souvent critiqué la société russe à travers un prisme exclusivement occidental. Le célèbre marquis de Custine peut être considéré, en un sens, comme le fondateur de ce genre si prisé.
Il est paradoxal que les Russes qui ont un lien important avec la nature et leur environnement dans un immense espace (rappelons que la Russie est le plus vaste pays du monde) n’aient pas toujours su mettre leur espace en écriture, au contraire des États-Unis qui ont fondé leur identité et leur histoire sur la conquête de l’Ouest, comme l’atteste éloquemment le genre du western. Les Russes ont pourtant conquis un territoire allant de la Volga au Pacifique, et les Cosaques peuvent être considérés comme des Conquistadors slaves. L’écrivain Boris Akounine regrette à sa façon cette occasion manquée de la création d’un mythe en faisant dire à l’un de ses personnages : « Pourquoi la Russie n’a-t-elle pas fait une épopée de son histoire passionnante et mouvementée ? Ses affrontements séculaires avec la Grande Steppe seraient-ils moins dramatiques que les Croisades ? La conquête de la Sibérie est-elle moins riche en événements que celle du Far West ? Et l’époque de Pierre et de Catherine la Grande ? Et l’an 1812 ? Le Caucase ? Khiva et Boukhara ? L’Extrême Orient ? »
Dans la Russie soviétique les héros étaient les ouvriers de l’industrie (Stakhanov par exemple) et non les voyageurs qualifiés de parasites comme l’atteste l’histoire de Gleb Travine. Ce jeune électricien rêve d’être l’Ulysse de son pays et aspire à y promouvoir la bicyclette. Il fait venir une bicyclette des États-Unis. Il quitte Vladivostok en octobre 1928 et arrive à Irkoutsk en février 1929. Il traverse ensuite l’Asie centrale, la Crimée et l’Ukraine, arrive à Moscou et atteint Mourmansk en novembre 1929. Après l’incroyable traversée arctique d’ouest en est, il aura parcouru 80 000 kilomètres. Sous Staline, le tourisme était considéré comme du temps perdu contraire aux intérêts du pays et du peuple. Travine a été critiqué et moqué dans plusieurs ouvrages et son exploit dénoncé comme subversif.
Et pourtant les voyages permettent des rencontres étonnantes et émouvantes comme celle avec Gaston, un titi parisien tombé amoureux d’une Ukrainienne et qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’a suivie en Ukraine. Il y aura vécu plus d’un demi-siècle derrière le rideau de fer, perdant sa nationalité française mais gardant son accent des Batignolles, comme l’explique le conférencier qui l’a connu sur place.
CONCLUSION
Écrire, traduire, lire : quand ces trois conditions sont remplies, la littérature russe est le moteur qui transporte le plus loin ceux qui s’y intéressent dans le tréfonds du pays à la rencontre de ses hommes, de ses espaces, de sa culture, de sa nature, de ses pensées, de son imaginaire…
Bibliographie sommaire
Gauthier, Yves avec Garcia, Antoine, L’exploration de la Sibérie. Actes Sud, Paris, 1996. Prix François-Millepierres du livre d’histoire de l’Académie Française. Édité Transboréal 2014, réédité Transboréal 2018
Gauthier, Yves, Le Centaure de l’Arctique, Actes Sud, 2001, réédité Transboréal, 2022
Gauthier, Yves, Gagarine, ou le rêve russe de l’espace. Ginkgo, Paris, 1996, Prix Dollfus 2001 ;
Gauthier, Yves, Vladimir Vyssotski, un cri dans le ciel russe, Éditions Transboréal, 2015
Gauthier, Yves, Souvenez-vous du gelé. Éditions Transboréal, Paris, 2017.
Gauthier, Yves, Gaston, l’impossible retour. Édition Paulsen, Paris 2023.
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