NAPOLÉON, HÉRITIER DE LA RÉVOLUTION ?

Thème : HISTOIRE                                                                                                                                                                   Mardi 16 Février 2010

Napoléon, héritier de la Révolution ?

Thierry Lentz – Directeur de la fondation Napoléon

Aujourd’hui, si Napoléon continue d’intéresser les Français et les Européens, il est de bon ton de le considérer comme le « successeur » d’Hitler, comme un dictateur qui a rétabli l’esclavage, le « Terminator » de la Révolution française qui l’a faite dévier de son cours.

Qu’en est-il exactement, ou mieux historiquement ?

Napoléon et la Révolution

Né en 1769, Napoléon avait donc vingt ans en 1789. Il appartient à la petite noblesse corse qui, en 1789, est favorable aux réformes et au mouvement. En tant que militaire, Napoléon participe, avec son régiment, aux opérations de maintien de l’ordre à Paris. La correspondance qu’il entretient avec son frère Joseph, resté en Corse, révèle qu’il pense que le mouvement de 1789 ne durera pas, qu’il se terminera par une grande réforme de la monarchie voulue par quasiment tout le monde, y compris le roi lui-même. Très peu de gens pensent que le mouvement prendra cette ampleur. Au début de la Révolution française, Napoléon se met au service de l’indépendance corse mais, très vite, il s’oppose à la ligne traditionnelle de Pascal Paoli,  qui s’avère être un notable réactionnaire et anti démocrate. En 1793, c’est la rupture, Napoléon rejoint les Français. Les Jacobins dominent alors l’Assemblée Nationale et il se met dans leur sillage, à la fois pour des raisons de carrière et des motifs idéologiques : il apprécie leur volonté de centralisation et d’ordre. A la chute de Robespierre, il vient d’être nommé général de brigade. Napoléon est mis aux arrêts quelques jours. Alors que de nombreux Jacobins sont passés à la guillotine, il est relâché.

Souvent méprisé parce que considéré comme un gouvernement réactionnaire, le Directoire qui se met alors en place est une sorte de régime napoléonien sans Napoléon. La remise en ordre de la France est menée sous la domination de la bourgeoisie. Napoléon apprécie ce régime où il est bien introduit, grâce à l’un des directeurs – Paul Barras – dont il est proche, et à Joséphine de Beauharnais (ancienne maîtresse de Barras) qui lui fait bénéficier de son entregent. C’est sous le Directoire que la carrière de Napoléon prend son envol, d’abord avec la campagne d’Italie puis la campagne d’Egypte. Au retour d’Egypte, il fait un coup d’Etat, devient premier Consul avant de devenir empereur en 1804.

La Révolution est, pour Napoléon, un formidable accélérateur de carrière. Grâce à la guillotine, grâce aux guerres, aux exils, toute une génération issue de la petite noblesse et de la bourgeoisie se retrouve aux affaires. Napoléon croit en certains principes forts issus de la Révolution : l’égalité, la non confessionnalité de l’Etat et la propriété. De ses nombreux écrits, on voit se dégager le profil d’un homme progressiste, mais qui aspire à l’ordre.

 Quelle fut sa pratique du pouvoir ?

Il faut rejeter l’idée de pouvoir dictatorial, mais parler plutôt de pouvoir autoritaire, à exécutif concentré. Car, à la suite du Directoire, c’est bien Napoléon qui a mis en place les fondements de l’Etat de droit. La pratique napoléonienne n’a pas été celle d’une dictature : il n’a pas emprisonné à tour de bras et il n’y a pas eu d’exécution politique (hormis celle du duc d’Enghien). Le régime mis en place par Napoléon est à exécutif fort, mais la loi est votée par les deux chambres de l’Assemblée Nationale. Certes, les parlementaires se sentaient obligés d’aller dans le sens voulu par l’exécutif, mais est-ce différent sous la Ve République ? A l’époque de Napoléon, certains textes importants ont été rejetés par les Chambres (une partie du code civil, le code pénal de 1810…) et, en 1814, c’est le Sénat qui prononce la déchéance de l’empereur.

En outre, le pouvoir juridictionnel était très fort. Loin d’être figé, le code civil est ouvert à la jurisprudence. C’était même une volonté des législateurs du Consulat et de l’Empire, comme le montre le discours de Portalis (l’un des rédacteurs du code civil) sur la loi. Une loi doit être bien préparée, bien rédigée, claire, et laisser le champ à l’interprétation des juges. On votait une trentaine de lois par an (contre 4 000 aujourd’hui). Napoléon lui-même était contraint. Il n’était pas rare que Cambacérès rétorque à Napoléon : « Vous voudriez faire cela mais vous ne pouvez pas parce que la loi ne vous le permet pas, et vous devez la respecter. »

Le pouvoir napoléonien est marqué par  mise en place d’une administration totalement réformée, fondée sur le principe de la nomination par l’exécutif, qui fonctionne de façon uniforme et dans le respect du principe d’égalité. Napoléon est, en cela, l’héritier de la Révolution car il a rendu possible les réformes voulues à partir de 1789 et en 1795. Le principe d’égalité (auquel les Français sont viscéralement attachés) est au cœur de la démarche napoléonienne. C’est grâce au code civil que la Révolution a détruit la féodalité, en France d’abord et ensuite partout en Europe. Le principe de propriété est également fondamental : depuis la Révolution, chaque Français ou presque a pu devenir propriétaire de son lopin de terre – l’un des plus grands bouleversements fut la vente des biens nationaux. Chacun pouvait jouir de son bien comme bon il lui semblait, à condition de respecter l’ordre public. Napoléon a annulé des dizaines de projets de son administration car ils violaient le principe de propriété. Autre principe voulu par la Révolution et mis en œuvre par Napoléon : la non confessionnalité de l’Etat. En arrivant au pouvoir, tout à sa volonté de fusion nationale, il a décidé de mettre un peu d’eau dans le vin de la Révolution (qui avait voulu déchristianiser la France) en redonnant vigueur aux religions catholique, protestante et juive. En contrepartie, la religion n’intervient plus dans les affaires publiques et c’est même l’Etat qui peut intervenir, pour des raisons d’ordre public, dans les affaires de la religion (nomination d’évêque…). On supprime les écoles religieuses, l’instruction est faite par l’école publique et un corps unique d’enseignants est créé.

Napoléon a eu tendance à considérer que la Révolution dans sa phase active, était terminée et qu’il fallait maintenant remettre de l’ordre dans le pays. Ce fut une remise en ordre policière, mais aussi une remise en ordre administrative avec la création de la « constitution administrative » de la France : création du département, de l’arrondissement et de la commune. Cette organisation perdurera jusqu’en 1982 (réforme de la décentralisation, création des Régions) et survivra à plusieurs républiques, deux empires, et d’innombrables gouvernements. Malgré tous ces changements de régimes, les fonctionnaires ont assuré la continuité de l’Etat.

Une politique extérieure critiquable

En seulement deux ans, entre 1800 et 1802, Napoléon a totalement réorganisé le pays et réglé bon nombre de problèmes intérieurs. C’en est même impressionnant. En revanche, on peut être beaucoup plus critique concernant sa politique extérieure. Napoléon a manqué un certain nombre d’occasions en voulant aller à l’encontre des règles de la diplomatie et de la géopolitique.

Au début de la Révolution Française, les idéologues robespierristes dressent les contours de la politique extérieure française autour de deux grands principes : les limites naturelles géographiques, et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (1791). En réalité, ces beaux idéaux n’ont jamais été respectés. La France a annexé des d’autres territoires (Belgique, rive gauche du Rhin, une partie de l’Italie…) et mené une politique d’expansion avec la création de « républiques sœurs » dans les zones conquises. Napoléon est l’héritier de cette politique du Directoire. L’empire français, qui regroupe des pays intégrés, « réunis », compte 44 millions d’habitants en 1812, sur une population de 180 millions en Europe. Il y avait jusqu’à 134 départements, dont certains en Allemagne, en Belgique, dans les Pays-Bas, en Espagne… Dans les royaumes frères, dirigés par des proches de Napoléon, on imposait le code civil et l’organisation administrative française.

Mais en terme d’alliances, Napoléon a fait l’erreur de ne jamais prendre en compte les forces profondes de la diplomatie française pour se décider. Résultat, il a fait, en quatorze ans, trois grandes alliances. Jusqu’en 1808, le roi Charles IV d’Espagne est le meilleur allié de Napoléon, qui pensait avoir à faire avec un partenaire riche grâce à ses colonies d’Amérique du sud (mais les Anglais dominant les mers, les richesses n’arrivaient pas toujours dans les caisses). Mais l’alliance est trop déséquilibrée et Napoléon en cherche une nouvelle au centre de l’Europe. Il provoque un renversement d’alliances en signant à Tilsitt un traité avec la Russie. En s’alliant avec la puissance la plus crainte en Europe, il crée l’inquiétude de nombreux Etats d’Europe centrale. Cette alliance est contre-nature et très défavorable aux Russes, qui se trouvent obligés de déclarer la guerre avec l’Angleterre, ce qui désorganise complètement leur économie. Jusqu’en 1812, les deux alliés vivent cinq années de grande tension. Entretemps, Napoléon a à nouveau changé son fusil d’épaule en épousant Marie-Louise, archiduchesse autrichienne. Il revient à l’alliance traditionnelle de la France depuis Louis XV avec l’Autriche, mais trop tard. Les rancunes avec les Russes sont déjà profondes, et il aurait fallu s’allier avec les Autrichiens après Austerlitz plutôt que des années plus tard. En fait, Napoléon a surtout raté l’occasion de s’allier avec l’Allemagne. Les royaumes allemands (Bavière, Bad, Saxe…) se sont tournées vers la France pour éviter le joug de la Prusse ou de l’Autriche. En 1806, La France a certes créé, avec une trentaine d’Etats allemands, la Confédération du Rhin, une alliance militaire qui comprend des éléments politiques. Mais ce texte ne sera jamais appliqué tel quel par Napoléon, qui s’est montré hautain et vexatoire avec ses alliés. Nouvelle occasion manquée au moment de son mariage quand il préfère une archiduchesse autrichienne à une princesse allemande.

En fait, Napoléon a pratiqué la diplomatie comme un joueur de belote. Il a une possibilité et il l’a joue. Ce fut le cas avec l’invasion de l’Espagne quand il se pose en « arbitre » de la lutte dynastique en imposant son frère. La campagne de Russie a été lancée sans avoir cherché une solution diplomatique avec le tsar, et a cherché à montrer sa force.

Entre le début de la Révolution Française et la chute de Napoléon, il s’est passé vingt-cinq ans. Le règne de Napoléon a duré une petite quinzaine d’années, l’équivalent des deux mandats de François Mitterrand, mais c’est  finalement assez court à l’échelle de l’histoire de France. Pendant ces quatorze ans, Napoléon a changé. Ce n’est plus le même homme en 1814 qu’en 1799, l’évolution est très nette. Pendant le Consulat, il écoute ses conseillers, il réunit ses ministres, change d’avis face à des arguments contraires. Mais son caractère change après Tilsitt, Napoléon se sent fort, refuse de négocier avec les Anglais et on perçoit un homme qui perd le sens des réalités. Il profite de son statut d’empereur, a 4 000 personnes à son service en 1810 dans une dizaine de palais, et s’endort sur ses lauriers. Il mène peu à peu la France à la catastrophe. Ce Napoléon-là n’est plus le Napoléon du Consulat mais un pré-Napoléon de Waterloo. Les Cent-Jours, qui façonneront la légende de Napoléon, mettront la France à genoux pour longtemps : occupation du territoire pendant trois ans, indemnité de guerre de 700 millions de francs (un an et demi du budget de l’Etat), perte de possessions, et exclusion du concert des nations européennes au moins jusqu’en 1856.

En savoir plus …

Coté Livres :

Nouvelle histoire du premier Empire , Le vol de l’Aigle et le congrès de Vienne

Auteur : Thierry LENTZ
Éditeur : Fayard ( Avril 2010)

ISBN-10: 221363808X

http://livre.fnac.com/a2803373/Thierry-Lentz-Nouvelle-histoire-du-premier-Empire

Coté Web :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Thierry_Lentz

http://www.napoleon.org/fr/home.asp

http://official.fm/track/114920

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