LA VIE A BORD D’UN CARGO EN 1949 AVANT LES PORTE-CONTENEURS – Une belle leçon de géographie

Thème : HISTOIRE ET GEOGRAPHIE                                                                                                                                          Mardi 7 Novembre 2006

La vie à bord d’un cargo en 1949 avant les porte-conteneurs – Une belle leçon de géographie

Par Olivier Genin – Ancien officier de marine marchande

A partir de 1943, 2 700 liberty ships furent construits par les Américains pour transporter les matériels de guerre. A la fin du conflit, ces navires furent vendus aux pays qui avaient le plus souffert pour les aider à reconstruire leur marine marchande. La France en acheta soixante-quatorze. Le John Robert Gordon fut affecté à la Compagnie Générale Transatlantique et renommé le Saint-Marcouf, du nom d’un village du Cotentin qui obtint la Croix de Guerre en 1948.

Le voyage que j’ai effectué à son bord en qualité de deuxième lieutenant en 1949 peut être qualifié de véritable aventure. Partant du Havre, nous sommes d’abord allés à la Réunion puis en Afrique du Sud. Nous avons traversé l’Atlantique sud pour atteindre l’Argentine, puis le Chili en passant par le détroit de Magellan. Après avoir remonté l’ouest de l’Amérique du Sud, nous avons passé le canal du Panama pour atteindre l’Atlantique nord et revenir en Europe.

Le médecin de papier

Nous avons appareillé le 9 août 1949 du Havre avec, à bord, un vieux tramway d’Ille-et-Villaine construit en 1905 que nous devions décharger à la Réunion. Cette relique était un don de l’Etat à cette île de l’Océan Indien – qui venait de devenir un département d’Outre-Mer – pour faciliter l’évacuation des récoltes de canne à sucre. Après avoir franchi le détroit de Gibraltar, le canal de Suez, la mer Rouge, nous avons vu grandir à l’horizon, le 3 octobre, une moitié de melon. C’était la forme caractéristique de la Réunion, une île montagneuse traversée par de grandes vallées. Accoster au Port des Galets n’était, à cette époque, pas une mince affaire. En raison des forts courants traversiers, il fallait franchir la passe à bonne vitesse pour s’en dégager rapidement, faire immédiatement « arrière toute » et mouiller les ancres pour freiner au maximum et, comme cela ne suffisait pas, terminer l’opération le nez dans le sable avant de faire marche arrière et de manœuvrer vers le petit port. Mon poste de deuxième lieutenant faisait que j’étais affecté au chadburn (transmetteur d’ordres à la machine), à la notation de chaque opération avec son heure précise, à la surveillance de l’homme de barre et au journal de bord. Nous sommes restés un mois à la Réunion, ce qui nous permit de visiter l’île. Nous avons ensuite reçu l’ordre de charger du charbon à Durban (Afrique du Sud) destiné à l’Argentine. Là-bas, nous avons fait la douloureuse expérience de cet apartheid révoltant. En partance pour l’Argentine, nous avons ensuite pu constater que le Cap de Bonne-Espérance n’est pas, comme on le dit souvent, l’extrémité sud de l’Afrique, cette dernière se trouvant à une cinquantaine de kilomètres de là.

La vie à bord était active. Pour ma part, j’étais aussi « officier chargé du coffre », ce qui me valait de veiller sur la santé du bord. Ce nom de « coffre » vient de la vieille marine à voile : ce service était souvent réduit à un simple coffre contenant quelques médicaments et instruments. L’utilisateur suivait les modes d’emploi à partir d’un mode d’emploi surnommé le « Médecin de papier », qui aidait à établir un diagnostic et pratiquer les soins. Nous étions également en contact radio (en morse) avec un médecin de garde, toujours disponible dans le secteur où nous naviguions. Ainsi, après quelques jours de mer, notre charpentier fut atteint d’une forte fièvre. Un médecin des ondes et moi-même entrèrent en relation étroite grâce au médecin de papier. Le diagnostic fut net : une pneumonie double. Les nouvelles du malade partaient en code et les instructions arrivaient de même. En changeant de secteur, notre consultant nous confia à son collègue argentin. La procédure dura encore une dizaine de jours. En rade de Buenos-Aires, une ambulance attendait le malade, qui fut soigné à l’hôpital avant d’être rapatrié en France. Après avoir allégé à Buenos-Aires, on nous envoya à Villa-Constitucion, sur le Rio Parana, où nous fûmes étonnés de voir des dockers à cheval. A Rosario, nous avons eu le plaisir d’être invités à  un « assado », un repas organisé avec un mouton cuit à la broche. Jamais depuis, je n’ai mangé de viande meilleure.

Le passage du détroit de Magellan et du canal du Panama

Nous nous sommes ensuite rendus à Montevideo (Uruguay) pour mazoutage et embarquer un pilote chilien en vue du passage du détroit de Magellan. Dans la rade, on pouvait encore voir les restes du cuirassé allemand Graf-von-spee, qui s’est sabordé en 1939 pour ne pas tomber entre les mains des Britanniques. En route pour le détroit de Magellan, le temps se gâtait de plus en plus. Ajoutant à notre inquiétude, le pilote, qui se comportait en simple passager, s’était pris d’admiration pour les vins français. Sa seule activité fut de se faire fabriquer par le nouveau charpentier un fauteuil de quart selon ses mesures car, dans le détroit et les canaux, il resterait trois jours et trois nuits sur la passerelle. Le moment venu, il démontra une parfaite maîtrise. A Port-Eden, au sud du Chili, notre passage apporta quelques distractions au « gouverneur » local. Son rôle était de contrôler les navires qui passaient et d’administrer un énorme territoire peu peuplé. Il est venu dans une petite embarcation à rames manœuvrée par de petits hommes de type asiatique. Il s’agissait d’Alakalouks, une race désormais disparue.

La météo étant ensuite favorable, notre pilote nous fit passer par les canaux de Patagonie. Après l’île de Chiloe, nous sommes arrivés sur l’océan Pacifique et avons mis le cap vers San-Antonio du Chili pour charger en particulier du cuivre. Nous nous sommes retrouvés sur la ligne normale de la « Transat ». A Tocopilla, où nous avions accosté pour charger 7 700  tonnes de nitrate de cuivre, des représentants de l’Anglo-Chilena, la société d’exploitation à majorité anglaise, ont cherché à nous débaucher pour nos qualités d’encadrement. Sans succès. Après Tocopilla, nous remontâmes sur Païta, au Pérou, pour charger 135 tonnes de coton pour Anvers.

Le 6 janvier 1950, nous sommes entrés dans le canal de Panama. D’énormes écluses permettent le passage dans ce paysage accidenté. Il faut savoir qu’il y a une différence de niveau entre les deux océans d’une vingtaine de centimètres. Les grandes écluses étaient juste assez larges pour nous accepter. Sur chaque bord nous étions rattachés à  deux draisines électriques à crémaillère, comportant un enrouleur horizontal. Elles nous remorquaient en jouant sur le déplacement de leur machine et l’enroulement/déroulement du câble. Un véritable travail de précision ! A aucun moment la coque n’a touché les bords, avec un espace de cinq mètres de chaque côté. Le canal mesure 78 kilomètres de long. Sa construction, franco-américaine, a coûté la vie à 27 500 ouvriers et ingénieurs. Huit cent mille navires l’ont emprunté depuis son inauguration, en 1914, à 2002. De nos jours, la moyenne est de 14 000 navires par an. Le dénivelé est, en moyenne, de 26 mètres, selon les marées. Un récent référendum au Panama a avalisé l’élargissement du canal. Les travaux devraient durer dix ans.

Après Panama, notre chargement prenait diverses valeurs à la bourse internationale des matières premières. De ce fait, suivant les cours du marché, notre destination finale changeait de temps en temps. C’est ce trafic variant que l’on appelle le « tramping ». Les équipages qui ne font que cela savent quand ils appareillent, jamais quand ils reviennent, c’est une vie particulière. Finalement, nous sommes arrivés à Anvers le 12 février 1950.

Les cargos modernes

Désormais, les cargos modernes sont des porte-conteneurs. Ils transportent le fret dans des « boîtes » de 20 pieds ou 40 pieds empilées les unes sur les autres, dans les cales et sur le pont. Les porte-conteneurs sont de plus en plus grands. On en construit actuellement un au Danemark de 397 mètres et d’une largeur de 56 mètres. Il sera si grand qu’il ne pourra franchir les canaux de Suez et du Panama. Il faudra à ces navires immenses 8 miles, soit 14 km, pour s’arrêter.

De notre temps, les escales permettaient à l’équipage de se reposer, de découvrir la région. Ce n’est plus le cas actuellement, il ne faut plus que deux ou trois jours pour tout décharger et l’équipage ne peut souvent plus quitter le cargo. C’est l’ère du « presse bouton », aussi bien pour la conduite que pour la surveillance de la machine : toutes les commandes sont maintenant centralisées sur la passerelle. Le côté plaisant de la navigation disparaît mais c’est compensé par une vie à bord plus agréable et, surtout, par des congés à terre beaucoup plus longs. Les ingénieurs de marine marchande sont devenus de véritables ingénieurs pouvant être employés à terre. Nos quatre écoles de marine marchande prennent en compte les évolutions de la vie moderne et orientent leur enseignement vers un approfondissement de certaines matières pour faciliter le passage définitif à terre de ceux qui sentent évoluer leur vocation. On reste frappé néanmoins de constater à quel point les anciens de la « Marchande » et de la « Navale » restent empreints de la mer. Car la mer ne lâche pas ceux qu’elle a pris.

En savoir plus …

Coté livres :

Les Liberty Ships

Auteur : Jean-Yves Brouard
Éditeur : Glénat

http://www.amazon.fr/exec/obidos/ASIN/2723415996/laboiteaoutil-21

Coté Web :

http://www.frenchlines.com/ship_fr_424.php

http://www.chez.com/philateliemarine/TAAF.htm

http://fr.wikipedia.org/wiki/Compagnie_g%C3%A9n%C3%A9rale_transatlantique

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