RELOCALISER SON AGRICULTURE ET SON ALIMENTATION, UNE URGENCE ÉCOLOGIQUE ET ÉCONOMIQUE

Thèmes: Economie, Géopolitique, Société                                                                                                        Conférence du mardi 22 mars 2022

RELOCALISER SON AGRICULTURE ET SON ALIMENTATION, UNE URGENCE ÉCOLOGIQUE ET ÉCONOMIQUE

Par Madame Delphine DUCOEURJOLY, ingénieur des techniques agricoles, master de développement agricole.

INTRODUCTION

En 2020, le Président Emmanuel Macron disait « Déléguer notre alimentation à d’autres est une folie […] » et, au Salon de l’agriculture de cette année « Ce que nous sommes en train de vivre ne sera pas sans conséquences sur le monde agricole« . Ces propos montrent bien combien le concept de souveraineté alimentaire est important. Cette notion apparue en 1996 est un concept global où le social, l’économie, la politique et l’environnement sont étroitement liés.

Le modèle actuel dépendant des échanges mondiaux et peu respectueux de l’environnement semble peu viable et la guerre en Ukraine ne fait que renforcer cet état de fait. Des solutions existent comme la relocalisation et la diversification de l’agriculture couplée au développement massif de l’agroécologie afin de passer à une agriculture plus résiliente et durable.

I – Les zones de vulnérabilité de notre système agricole.

Depuis 2000 les importations françaises de denrées alimentaires ont été multipliées par deux et la France importe aujourd’hui environ 20% de son alimentation. Ainsi la moitié des fruits et légumes consommés en France est importée et un tiers des poulets vendus en France sont élevés à l’étranger.

A ces chiffres il faut ajouter l’importation de la moitié des matières riches en protéines (colza, tourteaux de tournesol …) qui composent l’alimentation des animaux. La France n’est pas non plus autonome en protéines végétales à destination humaine comme notamment les légumineuses (lentilles, haricots secs, pois …). On peut également souligner que la France est fortement dépendante des importations, à hauteur de 93% de ses besoins,  pour les engrais chimiques azotées et que cette dépendance atteint même 100% pour le phosphore et le potassium, produits indispensables pour l’agriculture industrielle.

La situation, déjà dégradée avec la crise sanitaire, est exacerbée avec la guerre en Ukraine. Rappelons que la Russie et l’Ukraine réalisent 29% des exportations en blé dans le monde, et que la moitié des importations françaises de maïs destiné à l’élevage vient d’Ukraine. Ce pays assure aussi la moitié des exportations mondiales d’huile de tournesol. Quant aux énergies, la Russie fournit environ 40% du gaz consommé en Europe et une bonne partie du pétrole. Les risques de pénuries sont réels et l’augmentation des prix est la conséquence directe qui touche chaque citoyen.

Autre point de vulnérabilité: la situation agricole française à proprement parler. En 1990 la France comptait 390 000 fermes contre la moitié aujourd’hui. Par ailleurs, seulement une ferme sur trois trouve un repreneur et les deux tiers des surfaces agricoles partent à l’agrandissement de fermes déjà existantes. De plus, un agriculteur sur deux partira en retraite dans les dix prochaines années. Autre phénomène qui touche le foncier est l’artificialisation des sols. L’édification des zones pavillonnaires ou de grandes zones commerciales dans les ceintures urbaines grignotent les terres agricoles. 57 600 hectares sont artificialisés chaque année depuis 1982, c’est-à-dire que l’on perd l’équivalent d’un département tous les dix ans. Afin de freiner ce mouvement, on réfléchit à rétablir les ceintures vertes autour des villes qui autrefois nourrissaient les citadins. L’agriculture pâtit aussi d’une mauvaise image car on l’accuse de pollution (nappes phréatiques …) et de maltraitance animale notamment.

Le manque de diversité dans notre agriculture est aussi un problème. Au fil des décennies on a assisté à la spécialisation régionale (élevage de porcs en Bretagne, céréales dans les grandes plaines fertiles, etc.), à l’agrandissement des fermes, à la dissociation de l’élevage et des cultures ainsi qu’à l’agrandissement et à la  concentration du tissu industriel (abattoirs, laiteries, etc.) au détriment des TPE/PME à taille humaine maillant davantage le territoire et permettant aux consommateurs d’accéder plus facilement à des produits locaux et de qualité.

La forte concurrence sur le marché international est aussi un autre point de vulnérabilité. Les grands pays agricoles comme les Etats-Unis et le Brésil sont de sérieux concurrents, mais aussi des pays de l’UE comme l’Espagne bien sûr mais aussi les Pays-Bas, la Belgique ou la Pologne. La France a des contraintes de climat (impossible de planter des fruits tropicaux !), mais elle est aussi lourdement handicapée à cause des coûts salariaux. La main-d’œuvre en France coûte en moyenne 1,7 fois plus chère qu’en Espagne et 1,5 fois plus qu’en l’Allemagne. Afin de rester compétitif sur le marché, le secteur agricole fait appel aux fonds publics ce qui coûte cher au contribuable.

Enfin il faut aussi évoquer le fait que nos écosystèmes se dégradent au fil des années et qu’il est urgent de restaurer nos biens communs: forêts, qualité de l’eau, de l’air et des sols et la biodiversité. Le bon fonctionnement des écosystèmes est en effet indispensable au maintien des activités agricoles et à la santé humaine. Ainsi le concept « One Health » qui souligne le lien étroit qui existe entre santé humaine, santé animale et santé de notre environnement, propose une approche systémique qui commence à être entendue. Une forte source d’inquiétude des scientifiques, avec des impacts négatifs nombreux et déjà bien visibles pour notre agriculture, concerne l’effondrement de la biodiversité qui est le révélateur de la mauvaise santé de notre environnement.

L’agriculture contribue à 90% de l’émission de protoxyde d’azote (N02), gaz qui est 300 fois plus « réchauffant » que le CO2.

Enfin, autre source de vulnérabilité du système actuel, de nombreuses maladies chroniques comme le diabète ou l’obésité sont liées à l’alimentation. La santé des agriculteurs eux-mêmes est mise en danger par la pulvérisation de pesticides chimiques notamment.

Il est évident qu’une autre agriculture et une autre alimentation sont nécessaires, cependant les évolutions sont lentes et complexes à conduire. Bien des agriculteurs ayant fait d’importants investissements ne peuvent pas convertir aisément leurs exploitations.

II – Quelles stratégies pour remédier à cette situation?

Il est essentiel de préserver le foncier agricole grâce à des armes juridiques comme le PLUi, le SCOT, le PAEN … Les régies agricoles aussi se multiplient, avec des communes, propriétaires de terres agricoles, qui deviennent elles-mêmes productrices pour promouvoir les circuits courts et approvisionner à moindre coût la restauration collective en produits bio et locaux. A noter qu’il y a un enjeu fort à développer les circuits alimentaires de proximité et pas seulement les circuits courts, c’est-à-dire avec 0 ou 1 seul intermédiaire entre le producteur et le consommateur. En effet, il est important de réimplanter des outils à taille humaine comme de petites brasseries, des abattoirs mobiles afin d’éviter des conditions de transport et d’abattage très  traumatisantes pour les animaux, ou encore des légumeries (atelier de transformation de légumes), qui permettent d’ailleurs souvent aux personnes handicapées ou en réinsertion de trouver un emploi. Tous ces intermédiaires sont négligés avec cette définition trop restrictive des circuits courts et pourtant, ils sont indispensables à la vitalité du tissu économique local et créateurs d’emplois.

La promotion de l’agroécologie est aussi une solution clé. Il existe deux labels officiels qui visent à améliorer les pratiques agricoles sur le plan environnemental : le label Haute Valeur Environnementale HVE d’une part, qui est très critiqué actuellement, car jugé trop peu exigent, et le label Bio d’autre part, qui reste une valeur sûre en raison de son cahier des charges très strict et fortement contrôlé (interdiction des produits chimiques de synthèse, obligation d’élevage en plein air, densité d’élevage réglementée dans les bâtiments, alimentation bio des animaux,  etc.).

Une autre solution est de promouvoir un commerce équitable non seulement Nord-Sud mais aussi Nord-Nord afin de rémunérer correctement les agriculteurs. Il faut une meilleure répartition des gains entre tous les acteurs de la chaîne, de l’agriculteur jusqu’au consommateur.

Toutes ces mesures doivent permettre l’accès  à tous à des produits sains, aussi bien dans les magasins de producteurs, les drive fermiers, les AMAP, les restaurants collectifs, notamment les cantines scolaires, mais aussi dans les lieux de distribution plus classiques que sont les supermarchés.

Face à la crise énergétique et à l’envolée des prix, soulignons que les agriculteurs sont de plus en plus nombreux à devenir des producteurs d’énergie, soit en implantant des panneaux photovoltaïques dans leurs champs (agrivoltaïsme) soit en implantant des méthaniseurs sur les ferme (mais ces derniers sont parfois critiqués selon leur mode de fonctionnement plus ou moins « durable »).

Pour développer toutes ces solutions il faut des politiques publiques efficaces et en la matière, les élus locaux ont un rôle décisif à jouer car ils disposent de nombreux leviers d’action. De nouvelles alliances et de nouveaux modes de gouvernance sont à inventer, et l’ingénierie de la transition doit être renforcée. Il est également essentiel d’informer, former et sensibiliser l’ensemble des publics cibles.

Au niveau européen il existe des injonctions contradictoires : Green Deal vs. PAC ou Loi EGalim (qui vise à  payer le juste prix aux producteurs, renforcer la qualité sanitaire, environnementale et nutritionnelle des produits, favoriser une alimentation saine et sûre) et Loi Climat et Résilience vs. « Numérique, robotique, génétique », le triptyque sur lequel le ministre de l’agriculture entend axer sa nouvelle politique . De plus, depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, l’Union Européenne incite à renforcer la production agricole en levant notamment l’obligation de laisser chaque année 4 % des terres en jachère. Cela n’est pas un problème en soi, car tout dépend des pratiques que l’on imposera sur ces terres et l’on sait qu’il est urgent de préserver et d’accroître le foncier agricole, base de notre souveraineté alimentaire. Beaucoup plus inquiétantes en revanche sont les voix qui s’élèvent pour favoriser les grandes exploitations à haut rendement, un message qui ne semble pas aller dans le sens de l’agroécologie mais plutôt soutenir le maintien d’une agriculture industrielle intensive dont nous avons exposé plus haut les fragilités.

III – Et nous?

Les consommateurs que nous sommes pouvons aussi jouer un rôle dans cette transition agroécologique et alimentaire. Tout d’abord en achetant français et de qualité. Il est essentiel de ce point de vue, d’acheter des produits portant des labels officiles, reconnus par les pouvoirs publics, comme le Label Rouge, les AOP ou le Bio. Le consommateur doit aussi être attentif aux étiquettes en vérifiant les valeurs nutritionnelles (le nutri-score donne une première indication, mais ne peut garantir la qualité dans toutes ses composantes), la liste des ingrédients, et la provenance de ces derniers (l’origine des matières premières et pas seulement le lieu de fabrication du produit).

Attention aussi aux idées reçues sur les produits locaux car s’ils ont peu voyagé ils peuvent avoir été cultivés à grand renfort de pesticides et des engrais chimiques et avoir par conséquent un impact très négatif sur l’environnement.

Chaque citoyen peut aussi questionner ses élus sur l’intégration des produits bio et de qualité dans les cantines, car c’est devenu une obligation réglementaire avec la loi Egalim, ou encore sur les possibilités de créer des potagers dans les communes ou des ceintures vertes autour des villes.

CONCLUSION 

La relocalisation de l’agriculture et l’essor de l’agroécologie permettraient la création d’emplois directs et indirects dans les territoires et l’accès à tous, y compris aux publics les plus précaires, à une alimentation de qualité, tout en préservant nos écosystèmes et nos « biens communs ». Elles seraient aussi le garant de notre indépendance vis-à-vis de l’extérieur. L’exigence de cette relocalisation relève d’un choix politique et économique qu’il faut faire au plus vite car les symptômes de la maladie dont souffre le modèle actuel sont déjà bien visibles et fortement exacerbés par les crises que nous traversons, qu’elles soient sanitaires ou géopolitiques.

Idée d’ouvrage pour prolonger la réflexion :

« DE LA TERRE A L’ASSIETTE, 50 questions essentielles sur l’agriculture et l’alimentation » de MARC DUFUMIER, Allary Editions, 2020

Un commentaire

  • Jean-Michel BUCHOUD

    May 13, 2022

    Reply

    A peine l'encre du compte rendu de cette excellente conférence de sensibilisation était-elle sèche qu'apparaissait sur le site de la Ville de Garches une invitation à participer à la Fête de la Nature à Garches avec une thématique locale « Agir au quotidien : Bien manger en préservant l’environnement » le samedi 21 mai de 14h à 17h30 aux Jardins Familiaux de Garches et aux Jardins Potagers de Ramon. Coïncidence fortuite? Pas tellement, car le CDI se veut un acteur du développement durable. Merci à notre conférencière.

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