LA MER NOIRE EST-ELLE EUROPÉENNE ?

Thèmes: Histoire, Géographie, Economie, Géopolitique                                                                                     Mardi 5 février 2019

 LA MER NOIRE EST-ELLE EUROPÉENNE ?

Par Monsieur André PALEOLOGUE. Docteur en histoire, expert consultant auprès de l’UNESCO.

 INTRODUCTION

La mer Noire est située aux confins est de l’Europe, plan d’eau presque aussi grand que la France au nord du plateau anatolien, au pied du Caucase montagneux, au sud de la Crimée et de la steppe ukraino-moldave et à l’extrémité est des Balkans. Large d’environ 1150 kilomètres d’Ouest en Est et de 600 km du Nord au Sud, elle s’étend sur une superficie de 413 000 km2. Dans le sens des aiguilles d’une montre, les pays côtiers sont : la Bulgarie, la Roumanie, l’Ukraine, la Russie, la Géorgie et la Turquie.

Depuis des siècles la mer Noire est considérée comme un espace géostratégique particulièrement important. Si au Nord, on trouvait jadis les Thraces, les Gètes, les Scythes et les Sarmates aux côtés desquels s’installèrent les nomades Huns, Goths, Khazars, Bulgares at autres Magyares, le Sud connaîtra les royaumes et les empires organisés des époques hellénistique, romaine, byzantine et ottomane. Si au XXe siècle la mer Noire à bien connu les conséquences de la rivalité des « blocs » entre celui des Soviétiques et celui de l’OTAN, à ce jour, elle se retrouve à l’extrémité est de l’Union européenne, face à une Russie renaissante, à la Géorgie et une Ukraine enfin indépendantes et à une Turquie nostalgique de l’Empire ottoman. Très riche du point de vue économique, le pourtour de la mer Noire a attiré depuis l’Antiquité les colons grecs et romains, les Bulgares et les Varègues sans oublier au Moyen-Age les Vénitiens et leurs rivaux génois. De nos jours, les gisements d’hydrocarbures exploitables off-shore attisent l’envie de nombreuses multinationales.

I – Bref récapitulatif historique.

Pourquoi le nom de mer « Noire » ? Selon les portulans arabo-musulmans du Moyen-Age, les points cardinaux étaient indiqués par des noms de couleurs. Ainsi, le noir (Kara) correspondait de leur point de vue au Nord. À retenir, toutefois, qu’auparavant cette mer fut appelée par les habitants se trouvant sur ses rives aussi bien Pont-Euxin, Mare Cécile, Mare Maggiore, etc.

Analysant des carottages de sédiments de la mer Noire, des chercheurs ont découvert que l’actuelle mer Noire aurait pu être, il y a plus de 8000 ans, un grand lac d’eau douce. À l’époque, le Bosphore aurait été un isthme et non pas un détroit séparant ce lac de celui de Marmara, lui-même isolé de la mer Égée. Depuis les années 1990, des scientifiques avancent l’hypothèse que la déglaciation élevant le niveau de la Méditerranée aurait pu entraîner un immense déversement d’eau salée dans les lacs mentionnés. Ainsi, le mythe biblique de l’arche de Noé ou la légende de Gilgamesh le Sumérien ne seraient que les traces d’événements catastrophiques qui ont hanté longtemps la mémoire collective. Par ailleurs, selon les archéologues et leurs découvertes effectuées autour de Varna en Bulgarie actuelle, la civilisation humaine est présente en ces lieux déjà 7000 ans av. J-C. La profusion d’objets en or mise au jour par les fouilles est liée aux nombreuses rivières aurifères qui se déversent dans la mer Noire. Les Argonautes et le mythe de la « toison d’or » ne trouvent-ils pas leurs racines au bord de la mer Noire ?  À partir du VIIe siècle av. J.-C. des marins et des marchands grecs fondent de nombreuses colonies et des cités dont, certaines, suffisamment importantes et puissantes ont traversé les siècles comme Sinope, Trébizonde, Constanta, Varna…

De l’époque romaine de la mer Noire on retiendra le nom d’Ovide qui, pour avoir été l’auteur d’Ars amandi s’est vu exilé à Tomis autrement dit au fin fond de l’Empire. Il écrira ici les Pontiques et les Tristes qui lui conférèrent encore plus de prestige littéraire.

Le christianisme s’est exprimé très tôt au bord de la mer Noire conséquence immédiate de la présence des premiers Apôtres dont André laissa une trace indélébile. La nouvelle religion prêchée de Philippes à Thessalonique par Paul de Tarse fut massivement diffusée sur les rives du Pont-Euxin et nombreux furent les martyrs tombés sous les coups des persécutions impériales. La fondation de Constantinople (336) décida du sort de la mer Noire qui se voit attachée durablement au destin de l’Empire romain d‘Orient parlant le grec et fier d’être l’héritier et le fer de lance de la vision chrétienne la plus ancrée dans la tradition des Évangiles. Si l’Empire latin d’Orient fondé par les chevaliers d’Occident suite à la 4e Croisade (XIIIe siècle) n’a pas connu, dans la durée, l’impact escompté, il ouvrit grandes les portes de la mer Noire aux marchands vénitiens et génois qui installèrent en Crimée et aux bouches du Dniespr et du Danube des comptoirs efficaces et prospères. Ainsi, les marchands de la Méditerranée eurent accès à la « route de la soie » menant vers le centre de l’Asie et l’extrême Orient et à la célèbre « route des Varègues aux Grecs » reliant la Méditerranée et la mer Noire à la Baltique. À la fin du Moyen-âge, la mer Noire prendra le nom de Mare Maggiore carrefour incontournable de plusieurs axes économiques majeurs de l’époque.

À partir du XVe siècle, avec l’aide des Tatars convertis à l’Islam, l’Empire musulman ottoman conquiert l’ensemble des rives de la mer Noire qui s’est vue, en moins d’un siècle, métamorphosée en lac turc (Karadeniz). Cela a facilité aux Ottomans, devenus maîtres de l’ensemble de la péninsule Balkanique, d’arriver en 1529 aux portes de Vienne. Il a fallu attendre presque deux siècles pour que l’Empire ottoman commence à reculer suite à la reconquête des territoires perdus par les Habsbourg et à l’ambition des Russes (Pierre de Grand) de s’assurer une sortie fiable à la mer Noire comme ils ont réussi à le faire sur la Baltique. Les Habsbourg et les Russes, chacun de son côté, vont mettre à mal l’Empire ottoman qui se verra obligé de battre en retraite. L’équilibre des forces de l’Europe post napoléonienne menacé par les rivalités russo-germaniques décida la France, l’Angleterre et l’Italie sans oublier l’Empire ottoman, d’intervenir en mer Noire, en Crimée notamment, afin de stopper, a-t-on prétendu en 1856, l’«appétit de l’ogre russe» !  Suite au Traité de paix de Paris fut fondée la Commission européenne du Danube qui, siégeant à l’embouchure du fleuve, s’érigea comme première instance officielle continentale à visée aussi bien symbolique qu’économique en vue de la modernisation de l’accès de tous les Européens à la mer Noire.

Ayant obtenu non sans sacrifices leur indépendance politique et économique, la Roumanie et la Bulgarie avec la bénédiction de la Conférence de Berlin de 1878 auront par la suite la responsabilité de gérer en grande partie la côte ouest de la mer Noire y compris le delta et l’embouchure du Danube. Si pendant la Grande Guerre, la mer Noire n’est pas un théâtre de confrontations, l’équilibre des forces changera radicalement à la fin du conflit. Ainsi, la mer Noire s’est vue partagée entre une Russie devenue Union soviétique, une Turquie devenue simple république laïque, une Bulgarie diminuée suite à ses mauvaises alliances et une Roumanie qui prendra une importance territoriale considérable grâce à sa participation au côté des vainqueurs de 1918.

Après la Seconde Guerre mondiale, le sort de la mer Noire sera décidé par une Union soviétique conquérante ayant assigné à la Roumanie et à la Bulgarie le rôle d’États tampons assujettis aussi bien au diktat de Moscou qu’au Traité de Varsovie, mais, également, par la Turquie devenue dans la configuration de la Guerre froide un espace stratégique indispensable à l’OTAN.

La chute fracassante du «bloc communiste» mis en place par l’Union soviétique, la renaissance de la Russie, l’intégration dans la communauté européenne de la Roumanie et de la Bulgarie, l’indépendance retrouvée de la Géorgie sur la rive est et de l’Ukraine sur celle de l’Ouest, auxquelles s’ajoute la politique d’une Turquie nostalgique de son passé ottoman, font de la mer Noire un espace où les enjeux économiques et politiques d’aujourd’hui sont sujets de tensions qui imposent prudence et maitrise. L’Europe en est bien consciente.

II – Autour de la mer Noire.

Istanbul, ancienne Constantinople, est une ville unique en son genre placée à la jonction de deux continents, la partie Ouest en Europe et l’Est en Asie. De nos jours, de nombreux ponts et tunnels relient les deux rives au point de ne plus apercevoir de différences notables.

Si nous longeons la côte turque de la mer Noire vers l’Est en direction de la Géorgie, nous rencontrerons Amasra, Sinope, Trabzon (Trébizonde) ou le complexe monastique de Sumela qui nous rappellent toutes leur passé byzantin camouflé à ce jour derrière une certaine modernité «à l’orientale».

On trouvera au pied du Caucase, la Géorgie, petit pays montagneux qui bénéficie depuis toujours d’un précieux accès à la mer. Une forte identité chrétienne fait la fierté des Georgiens qui ne cessent de nous rappeler que le «Géorgien» Joseph Vissarionovici Staline fut séminariste à Tbilissi avant de devenir le maître du Kremlin. Dans les années 2000, ayant suscité l’intérêt stratégique des Américains en guerre en Iraq et Afghanistan, ce pays qui détient une position clé en mer Noire, provoqua l’ire de la nouvelle Russie qui n’a pas hésité d’investir militairement deux de ces plus importantes régions : l’Ossétie et l’Abkhazie. L’annexion du pays aurait pu être totale si la Communauté européenne et, notamment la France, n’étaient pas intervenue. Ainsi, il n’est point étonnant qu’à ce jour, les Georgiens élisent comme Présidente de leur État une diplomate française d’origine… géorgienne !

Si nous poursuivons notre route vers le nord longeant la côte abkhasienne, nous arrivons à Sotchi – la très prisée et bien connue station balnéaire russe, soviétique et à nouveau russe qui, située au pied des montagnes enneigées, a accueilli en grande pompe les Jeux olympiques d’hiver de 2014. Continuant notre tour de la mer Noire vers le nord-ouest, nous rencontrerons les contours de la mer d’Azov et le détroit de Kertch. S’en suivent ceux de la péninsule de Crimée au XVIIIe siècle prise aux Tatars et aux Ottomans par les troupes des cosaques entrainées par les généraux de la « Grande » Catherine, fière tsarine de «toutes les Russies». Au XIXe siècle, ne cachant point leur intention d’annexer l’ensemble de la mer Noire, la Russie a dû assumer les conséquences de l’intervention d’une coalition ouest-européenne qui a su imposer le respect des conventions commerciales établies auparavant afin d’assurer la libre circulation des biens et des marchandises dans cette partie du continent. Malgré la Guerre de Crimée et le rétablissement de l’équilibre des pouvoirs suite au Traité de paix de Paris de 1856, la Russie n’a pas renoncé à essayer d’imposer son autorité sur la mer Noire.

Au début des années ‘50 du siècle dernier, Staline décidera de rattacher la Crimée et ses ports militairement importants (notamment Sébastopol) à l’Ukraine. Après la chute de l’URSS, en dépit du statu quo consenti concernant les frontières des républiques anciennement soviétiques à ce jour indépendantes, la Russie trouvera bon de réinvestir la Crimée afin de se réapproprier les ports et les bases navales stratégiques. Les intérêts russes et ukrainiens divergent depuis cette annexion et un conflit armé s’est vu engagé à la stupéfaction de tous. Afin de marquer l’appartenance de la Crimée à la Russie, le président russe Vladimir Poutine a récemment inauguré un pont reliant la Russie à la Crimée, tout en continuant à maintenir une pression militaire autour de Donetsk comme pour rappeler que cette zone est depuis au moins trois siècles considérée comme une «petite Russie». Toujours en Crimée, la ville de Yalta reste dans nos livres d’histoire comme l’endroit où furent accueillis en 1945 Churchill, Roosevelt et Staline afin de « partager » de manière malheureuse le continent européen.

Longeant la côte de la mer Noire vers l’Ouest nous ferons halte à Odessa – ville d’allure visiblement occidentale – ce qui n’est en rien incompréhensible si l’on apprend qu’Armand-Emmanuel du Plessis duc de Richelieu ayant fui la France révolutionnaire en demandant la protection du tsar, fut nommé gouverneur de la région et maire d’Odessa. Le duc façonna la ville « à la française » la dotant entre autres, d’un escalier monumental passé à la postérité grâce au film d’Eisenstein relatant la révolte des marins du cuirassé Potemkine en 1905.

Poursuivant vers l’Ouest nous atteignons la côte roumaine jadis appartenant aux Principautés danubiennes la Moldavie et la Valachie, réunifiées, suite au Traite de Paris de 1856.

Si l’embouchure du Dniestr fut gérée successivement par les Roumains de Moldavie, les Russes, les Soviétiques, et à ce jour par les Ukrainiens, la Roumanie gère sans discontinuité depuis le XIXe siècle, le delta et l’embouchure du Danube. Surface grande comme quatre fois la Camargue, elle compte aujourd’hui parmi les plus riches réserves de la biosphère au monde. Par ailleurs, l’embouchure du Danube est d’autant plus importante qu’elle représente aussi le point de départ ou final d’un des axes majeurs du commerce et de la communication du continent européen. Dès le XIXe siècle, on essaya de relier le Rhin et son affluent le Main avec le Danube. Le canal creusé à cette fin entre Bamberg et Regensburg (Ratisbonne) fut achevé dans l’enthousiasme général en 1992. L’implosion soudaine de la Yougoslavie, les combats pour le Danube qui ont opposé les Croates aux Serbes de 1991 à 1995 ont réduit considérablement l’espoir investi dans cette belle voie fluviale transeuropéenne.

Après avoir dépassé le port roumain de Constanta (ancienne Tomi – lieu d’exil d’Ovide), une dernière étape sera à parcourir sur la côte Bulgare, trajet sur lequel on trouvera la ville de Varna, Nessebar (Messembrie), Burgas et Sozopol où les fouilles archéologiques ont enrichi les musées bulgares de trésors inestimables nous parlant des civilisations qui se développèrent successivement et sans ininterruption au bord de la mer Noire..

À ce jour, la Russie continue à montrer son intérêt particulier pour la Bulgarie vu leur appartenance commune au monde slave et au partage de la même langue. Les investissements russes en Bulgarie sont considérables autant dans le domaine du transit énergétique que sur le plan touristique.

Les enjeux énergétiques de la mer Noire sont particulièrement importants, car il est prévu un passage massif du pétrole et du gaz du Caucase et de la Caspienne vers l’Europe du Sud-est et l’Italie. La technologie mise au point par l’Allemagne et la Russie pour installer des pipelines subaquatiques en mer Baltique sera employée également pour la traversée aussi de la mer Noire. Si s’ajoutent à cela les gisements importants de gaz que cette mer possède et qui pourront être exploités off-shore afin d’être distribués à l’ensemble de l’Europe, nous comprendrons vite l’ampleur des défis à envisager.

CONCLUSION.

Depuis la Haute Antiquité, la mer Noire a été un espace de civilisation européenne. Les Sarmates et les Scythes, les Daces et les Thraces, les Grecs, Romains, Slaves et bien d’autres qui se sont installés sur ses rives ont toujours, ou presque, partagés les mêmes valeurs éthiques, culturelles et spirituelles, ainsi qu’une réelle volonté de vivre en paix et en bon voisinage. De nos jours, deux pays membres de l’U.E, la Roumanie et la Bulgarie, ont leurs côtes sur la mer Noire. Cet espace s’avère toutefois vital pour la Russie et ses ports de Crimée, tout comme pour la Géorgie et la Turquie. Suite à la récente découverte de gisements d’hydrocarbures sous-marins, la région est encore plus convoitée, car nombreux sont et seront ceux qui chercheront à contrôler cet espace sans le moindre souci de partage.

L’actualité de février 2022 vous propose une suite de cette conférence avec le lien ci-dessous.

UKRAINE-CRIMEE

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Un commentaire

  • K B

    Jun 15, 2019

    Reply

    Le mot Kara signifie le nord dans les langues de l'Asie centrale comme les langues turciques et le mongol non dans les langues arabo musulmans D'ailleurs il n'y a pas un groupe de langue appelé arabo musulman. Dans la langue arabe le mot kara n'existe pas c'est un mot turc qui veut dire le noire. De même dans la langue arabe le noir ne signifie pas le nord. Je comprend bien vos sentiments de l'humiliation des musulmans en établissant des globalisation approximatives mais ne donnez pas de fausses informations.

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