UN MODÈLE D’INTÉGRATION : FRANCOIS CHENG, DE LA CHINE À LA FRANCE

Thèmes: Art, Littérature, Société                                                                                                                  Mardi 4 décembre 2018

UN MODÈLE D’INTÉGRATION : FRANCOIS CHENG, DE LA CHINE À LA FRANCE

par Madame Madeleine BERTAUD, professeur émérite à l’Université de Lorraine. 

Préambule : ceci n’est pas une biographie.

La France a été durant des siècles une terre d’accueil, ce qui lui a permis de s’enrichir. Malheureusement, cela n’est plus guère le cas aujourd’hui (immigration non maîtrisée, échec de l’intégration). D’où l’intérêt de présenter, en la personne de François Cheng, l’exemple d’une intégration parfaitement réussie. Ce sujet n’a pas dans l’esprit de l’auteur de connotation politique, sauf à considérer l’amour de son pays comme un positionnement politique.

I – De la Chine à Paris.

Cheng Chi-hsien est né en 1929, dans la province du Shandong, au nord-est de la Chine. Suite au conflit sino-japonais, sa famille se réfugie dans le Sichuan, dont l’écrivain n’oubliera jamais les paysages luxuriants.

Il appartient à une famille de « lettrés », ce qui implique la maîtrise de plusieurs types d’écriture du monde : la calligraphie, la peinture et la poésie auxquelles s’ajoute parfois la musique. Ses parents s’étaient rencontrés aux États-Unis où ils étaient boursiers. Son père est ensuite venu en France pour se spécialiser dans les sciences de l’éducation.

Dès l’enfance il est initié à la calligraphie par son père. Il pratiquera cet art toute sa vie jusqu’à ce que l’arthrose l’en empêche. Très tôt il se passionne pour les grands poètes des dynasties Tang (618-907) et Song (960-1279), dont il apprend les vers par cœur. Enfin, c’est aussi très jeune qu’il est fasciné par les peintures qui recréaient les scènes brumeuses des montagnes de Chine. Il s’attachera plus tard à faire découvrir en Occident les merveilles de la peinture chinoise. Les centres d’intérêt de l’adolescent sont vastes et recouvrent notamment les littératures russe et française dont il lit les traductions. Il apprécie des auteurs tels que Balzac, Hugo ou Zola mais il se passionne particulièrement pour Les nourritures terrestres de Gide, et pour Jean-Christophe de Romain Rolland.

Durant la guerre civile en Chine, qui opposa les forces gouvernementales de Tchang Kaï-Chek aux communistes menés par Mao Tsé-Toung, le jeune Cheng est emprisonné à la suite d’une manifestation d’étudiants contre le régime. Son père réussit à le faire libérer et l’emmène avec lui à Paris. Dès son arrivée, après un long voyage en bateau, Chi-hsien vit une grande déception : les rues de la capitale lui paraissent bien tristes et sale ; et les passants vêtus de vêtements vieux et grisâtres. Une bourse de l’UNESCO lui permet d’étudier aux Beaux-Arts.

II – Choisir la France.

La prise du pouvoir par les communistes et la mise en place en octobre 1949 de la République Populaire de Chine vont avoir une conséquence directe dans la vie du jeune homme. La famille Cheng refuse de rentrer dans un pays « sous verrous » : elle décide de s’installer aux États-Unis où le père obtient un poste à l’université du Maryland. Mais Chi-hsien fait le choix de rester à Paris, choix d’autant plus étonnant qu’il ignore le français. Il expliquera plus tard qu’il a pris cette décision pour trois raisons. D’abord pour la qualité de la littérature française, ensuite pour le raffinement français aussi bien dans les arts que dans la vie courante et enfin pour la position géographique de la France, au centre de l’Europe Occidentale, ce qui lui permet de bénéficier d’influences de tous côtés et de tendre à l’universalité.   

Sa bourse n’étant pas renouvelée, il va bientôt connaître la détresse. Il doit effectuer des « petits boulots » qui l’épuisent physiquement et lui permettent à peine de survivre. Par ailleurs, son ignorance du français le plonge dans la solitude. Bien plus tard, il rappellera que « Tout exilé connaît au début les affres de l’abandon, du dénuement et de la solitude ». En dépit des difficultés, il n’abandonne pas et décide de « devenir   français ». 

III – L’aventure linguistique

Dans un entretien de 2016, Madame Hélène Carrère d’Encausse a mis en relief le rôle essentiel de l’apprentissage de la langue : « Comment accède-t-on au savoir ? Par la lecture, par l’écriture et par la capacité de s’approprier ce savoir. Et tout cela passe par la langue […] qui est notre bien collectif ». Or on observe chez beaucoup d’immigrés un refus navrant d’adopter notre langue. Face à ce constat affligeant, regardons la carrière française de François Cheng : il comprend d’emblée que son insertion en France passe par l’apprentissage de notre langue, tâche ardue car l’immigré est confronté à un alphabet totalement différent du sien, et cela, alors qu’il a dépassé l’âge de l’apprentissage facile. Son souhait n’est pas seulement de pouvoir demander son chemin ou lire le journal mais d’intégrer totalement la langue au point de la faire sienne. Comme il le rappellera dans Le Dialogue, il aspire à ce que le français devienne sa manière de sentir, de percevoir, de raisonner, de déraisonner, de jurer, de prier et finalement d’être. Pour cela l’apprentissage implique un investissement complet. Sa satisfaction est donc grande quand il se met à rêver aussi bien en français qu’en chinois, signe de sa maîtrise de notre langue.

Dans les années 1970-80, Cheng Chi-hsien publie des essais académiques qui seront vite remarqués au-delà du cercle universitaire. Cependant, sa passion reste la poésie et il rêve de devenir un poète français. Là encore, sa détermination est grande ; elle l’amène à dépasser la douleur générée par l’abandon de sa langue maternelle, si bien adaptée à la poésie, au profit de sa langue d’adoption, qui lui permet de créer une écriture subtile, ciselée comme les pierres de nos cathédrales. Écrire en français sera pour Cheng un acte d’adhésion à son pays d’accueil. Cela ne l’empêche pas de garder une affection profonde pour sa langue d’origine. Aussi perçoit-il quelques lettres et nombres de nos mots comme des idéogrammes dont le sens lui apparaît dans le dessin ou parce qu’ils incarnent phonétiquement l’idée d’une figure. Cheng crée en quelque sorte un langage qui lui est propre en utilisant de nombreux mots disséqués (prin-temps), en créant des binômes voire des trinômes (Violette violacées/ Rouge-gorge égorgé) et en omettant des mots-outils tels que les articles, les possessifs ou les conjonctions. 

Son aventure linguistique s’est naturellement accompagnée au fil des années d’une immersion complète dans notre culture, mais ce vaste sujet ne peut être abordé ici. 

IV – De Cheng Chi-hsien à François Cheng.

En 1963 Cheng Chi-hsien épouse en secondes noces Micheline Benoit, de famille tourangelle et catholique. En 1969 il se fait baptiser et adopte le prénom de François car il avait été fasciné par le parcours de Saint François d’Assise lors d’un voyage en Italie. Il lit de manière approfondie les Évangiles mais il garde sa vision taoïste du fonctionnement de l’univers à laquelle vient s’ajouter l’enseignement du Christ. Deux ans plus tard, il obtient la nationalité française et comme le permet la loi, il décide de changer son prénom cette fois pour l’état civil. Il confirme ainsi son choix antérieur et l’adhésion totale à sa nouvelle patrie. Il aime dire que « dans François on entend Français.

V – Il a fallu ce geste-là…

Il a plus de cinquante ans quand il se lance dans l’écriture personnelle mais il rattrapera vite le temps perdu. Nombre de ses œuvres seront couronnées de prix littéraires dont le Femina, attribué en 1998 à son premier roman, Le Dit de Tianyi et en 2001, le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française. 

En juin 2002 il est élu à l’Académie française ; il sera reçu sous la Coupole, selon l’usage, le 23 juin 2003. Sur le pommeau de son épée, il fait graver un lys et un bambou entrelacés. De l’autre côté apparaît une calligraphie de sa main, avec de haut en bas quatre idéogrammes : ciel-terre-circule-souffle et de l’autre côté, en guise de traduction, un extrait de l’évangile de Jean « L’esprit souffle où il veut ». Si l’entrée à l’Académie représente une consécration suprême pour tout écrivain de langue française, pour François Cheng c’est bien plus qu’une satisfaction de carrière. Son fauteuil, le 34, fait de lui le successeur de Jacques de Bourbon Busset, de Maurice Genevoix et bien plus haut dans le temps, de Fénelon. 

L’intégration de François Cheng est si aboutie qu’il a surmonté sa nostalgie, muée en fécond souvenir, et qu’il s’est délivré du sentiment d’avoir perdu son identité, en ayant adopté une nouvelle. L’ancien écartelé s’est trouvé réconcilié avec son être propre.  

VI – J’ai mérité la France

Salué au XXIe siècle comme un des plus grands écrivains français de sa génération, il éprouve la fierté d’avoir atteint, par son seul vouloir, quelque chose d’unique. Il n’hésite pas à dire qu’il a « mérité la France ».  Par-delà la reconnaissance, il a le sentiment d’un devoir à accomplir : il s’en acquitte depuis longtemps en jouant, entre notre pays et la Chine, un rôle de passeur, mais aussi et plus encore en nous offrant ses œuvres, riches de ses méditations, et qui toutes aident les hommes à vivre.

Parmi les nombreux témoignages portés sur François Cheng on peut retenir celui de Bruno Frappat dans le quotidien La Croix : « Quand vous entendez François Cheng s’exprimer […] dans l’Eglise Saint-Joseph-des-Carmes, à Paris, avec son élocution lente, parfaite, posant ses mots devant vous comme un joaillier ses pierreries, vous vous dites : allons, il y a encore de beaux jours pour l’humanité qui pense, qui espère, qui exprime, qui cherche. » 

Les éléments qui viennent d’être rassemblés délivrent un véritable mode d’emploi : pour devenir véritablement un Français, s’en donner les moyens, sans reculer devant le prix à payer. Cela n’implique en rien l’oubli du pays natal ; il faut seulement que l’inévitable nostalgie se transforme en forces vives, permettant l’osmose. Lorsque cet objectif a été atteint, il reste à en être fier et reconnaissant – la reconnaissance entraînant à son tour une conséquence : le désir de servir le pays d’accueil.

Un poème de François Cheng :

Ces vers, qui s’adressent à Marie-Madeleine, au matin de Pâques, sont tissés de réminiscences de l’Évangile de Jean. Le Christ offrit aux hommes, pour remplacer celui que leurs premiers parents avaient perdu, un « nouveau jardin », placé sous le signe de la beauté – sous le signe de la grâce.

Voici le nouveau jardin
Si tu es en larme encore
À toi il s’offre

Si tu ouvres les yeux
Voici les iris
Si tu tends la main
Voici les pivoines
Si tu as répandu ta chevelure
Voici, de senteur en senteur,
Tous les sentiers de la fragrance
Menant vers les herbes infinies
Vers la fontaine
Jaillie du tombeau

Si tu as soif encore
À toi il s’offre
le jardin nouveau.
(À l’orient de tout, p. 286)

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