JACQUES PRÉVERT, UN PARCOURS HORS NORMES

Thèmes: Art, Littérature, Cinéma                                                                                              Conférence du mardi 4 février 2020.

JACQUES PRÉVERT, UN PARCOURS HORS NORMES

Par Danièle GASIGLIA  et  Arnaud LASTER, responsables de l’édition des Œuvres de Jacques Prévert dans la Pléiade.

INTRODUCTION

Littérature, théâtre, chansons, collages, Jacques Prévert a pratiqué tous ces arts avec un égal bonheur. Il se disait artisan du langage et contrairement à ce que rapporte la légende il travaillait beaucoup ses textes. Il n’aimait pas les étiquettes ni les embrigadements. Son œuvre est fidèle à ce qu’il était : elle ne se laisse pas enfermer dans un genre ou une école. Évoquer Jacques Prévert c’est évoquer cette liberté et cette originalité.

I – Son enfance et les premières œuvres

.Jacques Prévert est né le 4 février 1900 à Neuilly-sur-Seine, banlieue assez populaire à l’époque. Il est le deuxième fils d’André et Suzanne Prévert. Jean, l’aîné, a deux ans de plus que lui et son plus jeune frère, Pierre, naîtra en 1906. Sa mère, d’un naturel joyeux, est plus équilibrée que son père. C’est peut-être la raison qui mènera Jacques à penser que le sexe fort n’est pas celui qu’on croit. André Prévert est neurasthénique – c’était le terme utilisé pour désigner les dépressifs – et quitte parfois sa famille sans prévenir ni dire où il va.  Il transmet cependant à son fils sa passion pour la lecture. Il fait également découvrir au petit Jacques le milieu du théâtre et, un peu plus tard, le cinéma. En 1906 André Prévert perd son emploi mais grâce à son père il retrouve un travail à l’Office central des œuvres de bienfaisance. Jacques, qui l’accompagne souvent dans ses visites aux pauvres, côtoie de près la misère. Dès 15 ans, après son certificat d’études primaires, il abandonne les études. Il occupe de petits emplois notamment au Bon Marché.  En 1920, il fait son service militaire où il rencontre Yves Tanguy, futur grand peintre surréaliste. En 1921, envoyé à Constantinople, il fait connaissance avec le traducteur et futur créateur de la Série noire (à laquelle il trouvera son nom), Marcel Duhamel. Leur amitié durera de longues années. A la fin de leur service militaire, les trois amis rentrent à Paris. Prévert et Tanguy sont sans le sou, et Duhamel les logera de 1924 à 1928, rue du Château près de Montparnasse. Cela devient  un des lieux de rencontre du mouvement surréaliste auquel les trois amis s’intègrent en 1925.  C’est aussi le logement temporaire de certains amis désargentés de Prévert comme  Raymond Queneau.

En 1925, Jacques Prévert épouse Simone Dienne , une amie d’enfance devenue violoncelliste. Plus tard, il s’éprendra de Janine Tricotet, une danseuse qu’il épousera en 1947.

 En 1930,  c’est la rupture avec le groupe surréaliste à cause de l’autoritarisme d’André Breton. Les dissidents publient un pamphlet intitulé Un cadavre, auquel participe Prévert par « Mort d’un monsieur », texte assez virulent contre le chef de file du surréalisme. Durant toute sa période surréaliste Prévert écrit peu mais dès qu’il quitte le groupe il collabore à diverses revues dont Bifur et Commerce où il raconte de façon satirique un dîner à l’Elysée dans « Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France ».

 En 1932 Prévert est sollicité par une troupe de théâtre d’acteurs amateurs qui va prendre le nom de groupe Octobre et joue  dans les rues et dans les usines en grève afin de soutenir les travailleurs dans leurs révoltes.  Il écrit des textes contestataires dont la verve et l’humour font la notoriété du groupe. Dans « Vive la presse », il dénonce la mainmise des puissants sur la presse. En 1936, il écrit pour la revue Soutes « La Crosse en l’air ». Soutien aux républicains espagnols, le texte, à la fois drôle et polémique, s’en prend à ceux qui, en France, sont du côté des nationalistes, ainsi qu’au pape Pie XI, favorable à Franco.

II – Prévert et le cinéma.

Pierre, le frère de Jacques, est devenu réalisateur de cinéma. Les premiers scénarios et dialogues de films de Jacques sont écrits pour lui. Les années 1934-1946 seront les plus fécondes pour Prévert comme scénariste et dialoguiste. En 1934, Richard Pottier réalise Si j’étais le patron, adaptation d’un film allemand d’Hübler-Kahla. Bien qu’il n’ait pas signé les dialogues du film, Jacques Prévert y a beaucoup travaillé. L’année suivante, toujours pour Richard Pottier, c’est Un oiseau rare, adaptation de deux textes d’Erich Kästner.  Puis, il collabore avec Jean Renoir pour Le crime de Monsieur Lange, également en 1935. Les trois films jouent de l’inversion des rôles sociaux chère à Prévert. Il s’en prend aussi, dans ce troisième film,  au harcèlement sexuel dont on n’ osait guère parler à l’époque.

En 1936, commence sa collaboration avec un jeune réalisateur, Marcel Carné et naîtront ainsi des films qui comptent parmi les plus grands chefs-d’œuvre du cinéma français, où jouent les vedettes d’alors. Le premier film du duo Prévert-Carné est Jenny. Puis ils travaillent à Drôle de drame, sorti en 1937, avec Michel Simon et Louis Jouvet, dont la réplique « Moi j’ai dit bizarre? Comme c’est bizarre… » est restée fameuse. Pour ce film, Prévert adapte le roman du britannique Storer Clouston His first offense.  L’année suivante sort Le Quai des brumes  avec le couple emblématique Gabin-Morgan et la célèbre réplique : « T’as de beaux yeux, tu sais ». Prévert tenait compte de la personnalité des acteurs pressentis pour les films. La réplique était dans une première version « T’as de belles jambes » mais les superbes yeux bleus de Michelle Morgan amèneront Prévert à la modifier.

Les événements de la vie personnelle de l’écrivain ne sont pas sans rapport avec ses scénarios. Ainsi Les disparus de Saint-Agil racontent l’histoire d’enfants qui rêvent d’aller en Amérique. Prévert a réalisé ce rêve en se rendant à Hollywood juste avant la sortie du film de Christian-Jaque…

En 1939 éclate la seconde guerre mondiale.  Prévert n’est pas mobilisé à cause d’une opération de l’appendicite. Opération de complaisance pour éviter la mobilisation diront certains, ce qui est probable. Plus tard, il simule une maladie pour éviter le front et finalement il sera réformé. Ce refus de se rendre au combat n’est pas de la lâcheté mais témoigne d’une  profonde aversion pour la guerre. Il prendra des risques en aidant des résistants ainsi que des artistes considérés comme juifs suite aux lois antisémites de Vichy. Ainsi, il fera en sorte que le décorateur Alexandre Trauner et le musicien Joseph Kosma puissent travailler dans la clandestinité.

En 1939, il écrit les dialogues du film Remorques réalisé par Jean Grémillon, à nouveau avec Gabin et Morgan mais qui est momentanément interrompu à cause de la guerre. Le film sortira finalement en 1941.

En 1942, Carné et Prévert travaillent ensemble aux Visiteurs du soir. L’intrigue se situe au XVe siècle mais on peut faire un lien avec l’actualité de l’époque. Si on inverse par exemple la date donnée dès le début du film, 1485, on obtient 5 août 41. Quant à la fin du film où le cœur des deux amants continue de battre bien qu’ils aient été transformés en statues,  elle peut être mise en parallèle avec le poème « La crosse en l’air » où Prévert avait déjà utilisé la métaphore du cœur de la révolution espagnole qui ne cessait de battre malgré les blessures. Ces cœurs battants pouvaient symboliser pour bien des spectateurs la Résistance, Prévert étant obligé de faire appel à de telles allégories pour éviter la censure à laquelle échappe de peu Lumière d’été, réalisé par Jean Grémillon en 1943 sur un scénario et des dialogues de Jacques Prévert et Pierre Laroche.

En 1943-44, Prévert travaille à nouveau avec Carné pour Les Enfants du Paradis, avec, parmi les principaux acteurs, Arletty, Pierre Brasseur, Jean-Louis Barrault et Marcel Herrand. Hostile au cinéma parlant dans sa jeunesse, Prévert rend notamment hommage au cinéma muet à travers la pantomime de Baptiste Deburau mais aussi au théâtre avec le personnage du grand acteur Frédérick Lemaître.

Les Portes de la nuit,  nouveau film du duo Prévert-Carné, tourné en 1946,  devait être joué au départ par Jean Gabin et Marlène Dietrich, qui refusa le scénario, l’estimant trop anti-français. En effet, celui-ci, une création originale de Prévert, montre qu’il n’y a pas eu que des résistants pendant la guerre mais aussi des attentistes, des profiteurs (avec le marché noir),  ainsi que des collaborateurs, certains ayant même prêté main forte à la Gestapo.  C’est dans ce film que l’on entend pour la première fois la chanson « Les Feuilles mortes » qui deviendra célèbre grâce à Cora Vaucaire et à Yves Montand.

Avec Les Amants de Vérone d’André Cayatte, dont il écrit le scénario et les dialogues, en 1948, Prévert joue de la mise en abyme : sur le tournage d’un film qui reprend la pièce de Shakespeare, deux figurants (incarnés par les jeunes Serge Reggiani et Anouk Aimée), vont vivre une histoire proche de celle de Roméo et Juliette. Dans les années 1950 il collabore à quelques autres films dont Notre-Dame de Paris,  excellente adaptation du roman de Hugo, réalisée par Jean Delannoy, avec deux grandes stars :  Gina Lollobrigida et Anthony Quinn.

Il travaille également pour le cinéma d’animation avec Paul Grimault.

III – Les recueils de Prévert.

Le premier recueil de Prévert publié est Paroles, en 1946. Il reprend les textes  parus dans diverses revues. La fin de l’ouvrage se compose de deux poèmes d’ hommage à Picasso. Prévert a lui-même créé la couverture à partir d’une photo de graffiti de son ami Brassaï. C’est un très grand succès critique et public.

En 1951, paraît Spectacle avec une table des matières très originale :  elle se présente sous la forme  d’un programme de spectacle. La même année sort Grand Bal du printemps, hommage à Paris, et  l’année suivante Charmes de Londres, hommage à Londres. Dans les deux livres  ses textes  accompagnent des photos d’Izis Bidermanas.

La pluie et le beau temps (1955), où l’on trouve des textes d’actualité – avec notamment  une évocation de la guerre d’Indochine – , mélange les genres, comme dans ses recueils précédents.

En 1956, Prévert qui avait de nombreux amis peintres (Picasso, Calder, Max Ernst, Braque, entre autres) publie un livre avec Joan Miró. L’ouvrage, intitulé Joan Miró est aussi accompagné de dessins de Georges Ribemont-Dessaignes. Plus tard, Prévert travaillera encore à un livre avec Miró, Adonides, qui regroupe 44 gravures et gaufrages du peintre accompagnées par des poèmes de Prévert. Celui-ci en publiera les textes dans son recueil Fatras mais il ne verra pas la version définitive d’Adonides, à sa parution, en 1978, un an après sa mort. Il aime tout particulièrement la démarche de Miró qui tente de retrouver le regard de l’enfance sur les êtres et les choses.

 Activité moins connue de l’écrivain : la pratique du collage. Le tout premier de lui, « Portrait de Janine », est composé en 1943. Dans ses collages,  exposés pour la première fois par la galerie Maeght en 1957,  sa démarche est la même que dans son processus d’écriture . De même qu’il déforme dans ses textes citations, titres, expressions toutes faites, il défait les images pour les reconstruire, réinventant ainsi le monde ou le donnant mieux à voir. À cette époque, Prévert vit dans le XVIIIe  arrondissement  près de son ami Boris Vian dont il partage la terrasse. Il s’y est installé en 1956.

En 1963, paraît Histoires  qui, comme son titre l’indique, fait la part belle à la narration, avec notamment des « Contes pour enfants pas sages ».  Là encore la diversité est grande.

Trois ans plus tard, un nouveau recueil voit le jour : Fatras, avec, comme toujours, des textes de genres très divers. C’est la première fois que l’auteur combine ses collages et ses textes. Aimant particulièrement les arbres il  publie en 1967 un livre où il leur rend hommage  et où il imagine leur révolte.  Il voit avec beaucoup de sympathie le mouvement de Mai 68 qui regroupe les étudiants et les ouvriers. Il apporte donc un soutien à ce mouvement de gauche par plusieurs textes.

Dès 1970, il subit les conséquences de son tabagisme et son médecin lui conseille de vivre dans un endroit où il respirera mieux qu’à Paris. Il part s’installer à Omonville-la-Petite, petite localité de la Manche.

En 1972,  Choses et autres, dernier recueil publié du vivant de l’auteur, contient ses souvenirs d’enfance et se termine par le texte « La Femme acéphale » où il proclame la prédominance du cœur sur le cerveau. La même année parait Hebdromadaires en collaboration avec André Pozner où l’on peut lire des commentaires de Prévert sur l’actualité de l’époque à travers les entretiens des deux hommes. Les sujets abordés vont de l’amitié au surréalisme en passant par la science, Dieu ou la bombe atomique.

En 1977, Prévert meurt des suites de son cancer du poumon. Mais l’œuvre continue à se dévoiler au public.  En 1979 sort Le Roi et l’Oiseau, un film d’animation de Paul Grimault   –  le poète avait adapté un conte d’Andersen, La Bergère et le Ramoneur -,   et en 1980 un premier recueil posthume, Soleil de nuit , qui comporte quelques textes anciens mais aussi de nombreux inédits dont les derniers écrits par Prévert peu de temps avant sa mort. En 1982 se tient une grande exposition de ses  collages à la Bibliothèque Nationale.

Le deuxième recueil posthume parait en 1984 sous le titre La Cinquième Saison avec, entre autres, des textes de théâtre dont « Le visiteur inattendu ». En 2007, Octobre rassemble un certain nombre des textes écrits pour le groupe Octobre et en 2017 sont publiés trois scénarios non tournés. D’autre part les deux volumes de l’édition de ses œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade, parus en 1992 et en 1996, ont repris tous les grands recueils de Prévert avec un appareil critique très riche. Ils seront constamment réimprimés.

CONCLUSION

Prévert est peut-être un des auteurs ayant le mieux su renouveler son style avec une étonnante liberté. Il excelle dans de nombreux domaines. Il est l’un des poètes les plus populaires grâce à son langage familier et ses jeux de mots. D’ailleurs, ses poèmes sont massivement appris dans les écoles. Au cinéma, il est l’un des artisans du réalisme poétique. Bien des répliques du cinéma français des années 1930 et 1940 qui sont inoubliables ont été écrites par sa plume. Jacques Prévert reste étonnamment moderne.

Ouvrages de Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster à propos de Prévert:

Ensemble :

Tous deux ont publié les deux volumes des Œuvres de Prévert dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard) : préface, chronologie, établissement du texte, accueils par la presse, notices, notes.

Ils ont aussi publié ensemble, en collaboration avec Janine Prévert, le deuxième recueil posthume de Prévert : La Cinquième Saison, Gallimard, repris en Folio.

Danièle Gasiglia-Laster :

Jacques Prévert, « celui qui rouge de cœur »,  biographie, Séguier.

Danièle Gasiglia-Laster commente Paroles de Jacques Prévert, Foliothèque, Gallimard.

Jacques Prévert, coll. « Les écrivains vagabondent », éditions Alexandrines (livre numérique).

Le Paris de Prévert, éditions Alexandrines.

Paris Prévert, éditions Gallimard.

Arnaud Laster :

Paroles, coll. Profil d’une œuvre, Hatier.

Jacques Prévert un poète, coll. En poésie Folio junior.

Soleil de nuit, recueil posthume de Jacques Prévert. En collaboration avec Janine Prévert. Gallimard, repris en Folio.

Un commentaire

  • Jean-Michel BUCHOUD

    Jan 15, 2024

    Reply

    Au hasard de lectures, deux aphorismes de Jacques Prévert : -Le propre de l’écrivain, c’est de jouer avec les mots, même si le sale du banquier est de jongler avec des chiffres. - J’ai reconnu le bonheur au bruit qu’il faisait en partant. Merci pour votre excellente conférence

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